Devant le palais de justice d’Ajaccio, une vingtaine de jeunes filles, vêtues d’un tee-shirt blanc sur lequel s’étalent les lettres noires #Iwas, déroulent une banderole où l’on peut lire «La peur change de camp». Plus loin, une adolescente brandit un panneau «La tenue ne justifie rien». Lina Marini, Scarlet Giorgi et Anaïs Mattei sont trois Bastiaises parmi la dizaine de jeunes femmes à l’origine du hashtag #Iwas Corsica, une déclinaison insulaire du mouvement né début juin sur les réseaux sociaux où des victimes étaient invitées à témoigner des violences sexuelles qu’elles ont vécues, tout en précisant leur âge. Le groupe s’est baptisé «Zitelle in Zerga» («Jeunes filles en colère» en corse). «J’avais 20 ans quand un garçon que je connaissais m’a violée, témoigne Anaïs. J’avais trop bu, je lui ai demandé de partir, j’avais besoin de dormir. Il est resté. Le lendemain, je n’ai rien dit, j’étais dans le déni. Aujourd’hui, nous sommes plusieurs à ne plus vouloir nous taire.»
Du monde afflue peu à peu pour former un cortège d'environ 400 personnes. Direction la préfecture pour soumettre au préfet de Corse plusieurs revendications pour la «création de dispositifs efficaces afin d'engager les jeunes contre les violences sexistes et les représentations sexuées», ainsi qu'une douzaine de témoignages de personnes qui s'apprêtent à porter plainte. La justice et la police constituent l'une des cibles des revendications du collectif : «Nous ne sommes pas entendues, les flics ne nous croient pas, on veut justice», expliquent les manifestants, des femmes dans leur majorité. De son côté, le préfet Franck Robine s'est engagé à suivre attentivement leurs dossiers et leur demande.
«#Iwas, ça consiste à raconter ce que nous avons vécu»
Quinze jours plus tôt à Bastia, quelque 200 personnes s'étaient rassemblées à l'appel de ce mouvement qui a surpris tous les observateurs de la société insulaire. Ce type d'événement est en effet une première sur une île réputée taiseuse, coutumière des manifestations politiques mais peu influencée par des mouvements comme #Metoo ou sa variante française Balance ton porc qui étaient passés quasi inaperçus en Corse. «Nous étions un plus jeunes avec #Metoo et cela nous concernait moins. #Iwas, c'est différent, ça consiste à raconter ce que nous avons vécu et ça nous permet de libérer notre parole», explique un membre du collectif.
En quelques jours, #Iwas a embrasé les réseaux sociaux. «C'était le jour de la Fête des mères. On a vu arriver quelques témoignages, puis 800 en quelques jours, c'était très surprenant», raconte Lætitia Maroccu, de l'association Donne e Surelle qui, comme les Colleuses antiféminicides, accompagnait dimanche #Iwas Corsica. Et de préciser : «Cette violence sexuelle n'est pas propre à la Corse, bien sûr, mais jusqu'ici, on n'en parlait pas. Le silence vient de la peur de la réaction des proches qui peuvent vouloir se venger, de la honte et du machisme.»
«Elles ont brisé de façon spontanée un tabou machiste»
Les slogans inscrits sur des pancartes, dont plusieurs en langue corse, sont repris par la foule qui remonte le cours Napoléon : «Violeurs on vous voit, victimes, on vous croit !» ; «J'ai recroisé mon violeur, il va bien». Les situations sont diverses, une jeune fille violée par un ami d'enfance, une femme par son mari, l'inceste d'un frère ou d'un père… L'émotion est forte, comme les cris. Devant la préfecture, une jeune femme pleure. Elle raconte : «J'ai écrit I was 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15 (j'avais 9 ans, 10 ans… ndlr). C'était mon père. J'ai porté plainte il y a deux ans, la procédure est en cours. Ça me fait du bien d'être là. Ce n'est pas parce qu'on vit dans une île paradisiaque, que ce type de choses n'existe pas.»
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Des Corses plus âgées sont venues grossir les rangs des manifestants. Comme Danièle Delporto, élégante ajaccienne d’une soixantaine d’années : «Nous ne vivions pas dans ce monde-là à mon époque. Les mères éduquaient leur fils, la majorité des familles, toutes classes sociales confondues, inculquaient des valeurs.» Ce sujet constitue d’ailleurs l’un des points centraux d’#Iwas Corsica dont l’un des slogans est «Eduquons nos fils !». Un peu à distance de la manifestation, trois hommes de 25 ans, vêtus du bleu de chauffe qu’affectionnent les Corses, observent avec bienveillance le cortège : «Dans une île que nous pensions protégée, où tout le monde se connaît, il est choquant d’entendre autant de témoignages, surtout des histoires sordides dans des contextes familiaux.» Un peu plus loin, Nicolas de Peretti, un autre Ajaccien commente, admiratif : «C’est fort ce qu’elles font. Elles ont brisé de façon spontanée un tabou machiste qui prétendait qu’ici, ce problème n’existait pas.» Cette semaine les «Zitelle in Zerga» iront remettre au commissariat de Bastia les plaintes relatives aux témoignages déposés dimanche chez le préfet de Corse.