L'élection de Louis Aliot à Perpignan serait-elle le symptôme d'une perte d'influence de Marine Le Pen au Rassemblement national ? Au soir du deuxième tour des municipales, il était tentant de croire que la victoire du député des Pyrénées-Orientales, dans la ville de 120 000 habitants, allait provoquer un affrontement entre les deux lignes historiques du mouvement d'extrême droite. Celle du Sud, droitière, qui se veut la remplaçante naturelle d'une droite actuelle en bout de course, et celle du «ni droite ni gauche», sorte de populisme social qui parle aux électeurs du nord de la France. Elle est représentée par Marine Le Pen, quand l'autre est incarnée par Robert Ménard et, de façon moins active, Marion Maréchal-Le Pen. Mais également par Louis Aliot, quand celui-ci prédit «la disparition prochaine des Républicains».
Mais le nouveau maire de Perpignan a clarifié les choses, mercredi matin : l'idéologie officielle du RN reste celle de sa présidente, et il n'est pas question d'en changer avant la présidentielle : «Je pense que Robert Ménard, en matière de politique nationale, n'a pas de vision à long terme. Nous n'avons pas du tout la même idée des choses.» Rappelant la tentative ratée d'alternative à droite de Ménard, en 2016, Aliot a dit aussi : «C'est impossible de rassembler des gens qui ne s'entendent sur rien.» Cela sous-entend que l'idée d'«union des droites» a été abandonnée par le RN, mais aussi que l'opposition entre la ligne «du Nord» et celle «du Sud» serait dépassée, depuis le scrutin de 2020.
Deux espaces radicalement différents
Les municipales de 2014 avaient pourtant fait ressortir des différences, dans les deux zones du pays propices aux victoires de l'extrême droite. Une étude de l'Ifop, parue un peu avant le scrutin, avait mis en lumière ces disparités au sein d'un électorat plus complémentaire que contradictoire, du Pas-de-Calais jusqu'au Vaucluse, où l'on ne trouve de points communs que dans les thèmes de la sécurité et de la mondialisation. D'un côté (au Sud-Est) une population droitière plutôt aisée, souvent âgée, peu cultivée, votant historiquement pour le Front, de l'autre (au Nord), dans des zones dévastées par le chômage, un vote ouvrier intéressé par les questions sociales. Les deux espaces, radicalement différents, permettent au parti populiste de brasser large aux gré des élections, en adaptant son discours aux stratégies locales : dans le Nord, on axe sur la ligne «ni droite ni gauche» chère à Marine Le Pen, élue dans la circonscription d'Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais) ; dans l'autre bloc régional, on s'adresse plutôt aux commerçants et artisans, avec une logorrhée plus proche des vieilles idées (poujadistes) de Jean-Marie Le Pen (qui fut élu en Paca), ou plus récemment de Marion Maréchal-Le Pen (qui fut députée du Vaucluse).
En 2014, le «Sud» avait donné plus d’édiles au mouvement démagogue, mais le Nord-Pas-de-Calais avait montré un potentiel important, avec l’élection au premier tour de Steeve Briois : trois ans plus tard, aux législatives, la région donnera cinq députés au Front national. Si bien qu’on a pu croire à l’époque que le «FN du nord» avait fini par l’emporter sur le FN du sud. Et que, dans une réflexion similaire, la tendance se serait encore inversée en 2020, alors que le parti d’extrême droite a changé de nom en Rassemblement national : le parti a échoué dans sa stratégie de «ruissellement», qui constituait à multiplier les victoires dans des communes situées à côté de celles gagnées il y a six ans.
Basculement du vote communiste vers l'extrême droite
La comparaison souffre d'un handicap : pas seulement à cause du fort taux d'abstention qui a touché les élections de mars (et juin), mais aussi parce que, pour ce scrutin, le RN a pris soin de ne pas présenter de candidats partout, comme il l'avait fait en 2014. En réduisant son nombre de liste de 575 à 384 en métropole, «il n'a pas permis d'évaluer la valeur exacte de son ancrage local, explique le politologue Jean-Yves Camus. On a donc une lecture incomplète, qui ne permet pas de savoir ce que pèse le parti à l'heure actuelle.» Ce que l'on peut dire : en faisant réélire sept de ses dix maires, malgré une victoire à Perpignan, seul résultat marquant d'un scrutin où le bilan du RN est médiocre, le mouvement a aussi perdu une mairie de secteur à Marseille, ce qui fait que «la géographie du vote RN est la même en 2014 qu'en 2020».
Il y a six ans, à Béziers, ce n'est pas le parti de Marine Le Pen qui est sorti vainqueur des élections, mais «un ensemble politique allant de la droite dure à l'extrême droite», même si s'y est illustré «un vote d'adhésion», qui distingue d'habitude le Sud de l'électorat du Nord, plus contestataire, notaient David Giband et Marie-Anne Lefèvre, dans une note sur la «recomposition du paysage électoral de Béziers et Perpignan», parue en 2014 (1). Dans ces deux villes, aux caractéristiques similaires : elles connaissent un brassage ethnique important, toutes deux sont touchées par la pauvreté et l'héritage de systèmes politiques clientélistes en fin de vie. L'électorat du FN/RN couvre là-bas un large spectre allant du «gitan au bourgeois», peut-on lire, différent de celui du Nord, où la base ouvrière est très ancienne, et où s'est opéré, ces dernières années, un basculement du vote communiste vers l'extrême droite que n'a pas connu le Sud «parce qu'il n'a pas été victime de la désindustrialisation», explique David Giband.
Selon le professeur en urbanisme et aménagement du territoire de l’université de Perpignan, les élections de 2020 dans sa ville sont donc à lire avec une grille de lecture nouvelle. A la différence de Béziers, le résultat d’Aliot relève en fait d’une exception locale : y aurait eu là-bas, analyse-t-il, un effet d’opportunité plutôt que l’application d’une stratégie propre au RN du sud. En 2014 comme en 2020, le discours antisystème a, certes, été entendu à Béziers comme à Perpignan, mais la tentative de brouillage des pistes visible à Béziers, où Ménard a été élu les deux fois avec un argumentaire anti «UMPS» tenant lieu à une idée d’ouverture (qu’elle soit réelle ou imagée), n’a pas été reproduite à Perpignan en 2020. Louis Aliot a certes fait campagne sans étiquette, se montrant en bras de chemise sur des affiches sans logo, il a aussi adopté un discours de droite conservatrice classique dans lequel, hormis les questions de sécurité, il a gommé tout texte qui pouvait le rattacher au RN, mais sa stratégie n’a pas été pour autant celle d’une «union des droites».
Bien qu'il ait invité Robert Ménard à l'inauguration de son siège de campagne, situé dans un appartement bourgeois à deux pas de l'hôtel de ville, sa campagne a d'abord été celle de la notabilisation : «Quand il est devenu député des Pyrénées-Orientales, ça lui a tout de suite donné une autre stature», indique son assistant parlementaire, Gabriel Robin. L'objectif étant de toucher les électeurs de la vieille droite locale «qui sont orphelins aujourd'hui et qui se sont trouvés chez Aliot. Il n'y a aucune différence entre lui et le RPR d'avant», explique l'ancien député Jean-Paul Garraud, passé de l'UMP au RN à l'approche des européennes de 2019.
Région à part et terreau ancien
Aliot s'est donc «surtout lissé», explique David Giband, et à la fin, cela a fini par payer, «parce que les électeurs cherchaient par tous moyens à mettre fin au "système Alduy"», du nom des anciens maires Paul (le père) et Jean-Paul (le fils), qui ont mis en place dans la ville un système clientéliste. Cela revient à dire qu'à Perpignan, en 2020, «l'électorat a moins voté pour Louis Aliot que pour virer Jean-Marc Pujol», LR successeur de Jean-Paul Alduy. «L'électorat de droite, morcelé, a d'ailleurs fait campagne contre Pujol. Et cela a constitué un effet d'aubaine pour Aliot, qui n'a même pas eu à faire campagne», explique encore Giband. Autre composante : à la troisième tentative de Louis Aliot, «il y avait à Perpignan une sorte d'acceptation du fait qu'il allait finir par être élu.»
La ville est située dans une région à part, où le terreau pour le RN est ancien. Là-bas, le parti d'extrême droite a toujours obtenu un score non négligeable d'environ 30% à 35% des voix, après l'élection du député frontiste Pierre Sergent, en 89 : Perpignan est l'une des communes les plus pauvres de France, avec un centre-ville dégradé, victime de la désertification, abritant des populations immigrées et des familles de rapatriés d'Algérie. La formation de Marine Le Pen y fait logiquement des scores importants dans les classes populaires : «aux récentes élections européennes, il a obtenu 40% du vote des ouvriers, 30% de celui des foyers vivant avec moins de 1 200 euros par mois», écrit l'historien spécialiste des droites radicales, Nicolas Lebourg, dans une récente note. En 2014, la liste d'Aliot avait connu des succès au sein de quartiers perpignanais bourgeois, dit le chercheur, mais en 2020, il a réussi en plus à toucher les classes moyennes vivant en lotissement. «En mettant en avant les thèmes de la sécurité et de la prospérité à retrouver, en tenant un discours libéral bien loin de celui de Marine Le Pen, Louis Aliot a raflé la mise en parvenant à allier les classes populaires et les classes aisées», explique Lebourg. Et en cela, «sa victoire en duel au second tour, contre un maire LR, constitue un résultat exceptionnel.»
Le scrutin révèle une victoire de l'enracinement pour le RN, mais toujours pas une volonté d'«union des droites» : «Pour le reste des listes déposées par le parti en 2020, ceux qui ont fait de cette ligne l'axe principal de leur programme n'ont pas fait recette, analyse Jean-Yves Camus. Si l'on résume : «Aliot a gagné avec un discours à droite toute, en travaillant son ancrage et en arrondissant les angles, quand les électeurs cherchaient à renverser la table.»
(1) Les «nouveaux maîtres du Sud» ? Déclin des systèmes géopolitiques et recompositions du payasage électoral à Béziers et Perpignan, David Giban et Marie-Anne Lefèvre, Hérodote n°154, 2014.