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enquête

Affaire Chouviat : une caméra-piéton pas enclenchée

Les arguments des policiers pour ne pas utiliser, lors de l’interpellation de Chouviat le 3 janvier, le dispositif censé apaiser des situations tendues laissent pantoise l’IGPN.
Capture d'écran d'une vidéo de l'interpellation de Cédric Chouviat, filmée par un riverain. (DR)
publié le 21 juillet 2020 à 18h01

Une pièce fondamentale aurait pu aider les enquêteurs à comprendre avec plus de détails encore l'interpellation de Cédric Chouviat. Le 3 janvier 2020, l'un des quatre policiers présents, le stagiaire Ludovic F., est porteur d'une caméra-piéton. Pourtant, il n'en fera pas usage, même lors des échanges les plus houleux avec le chauffeur-livreur, pour des raisons qui interrogent. En garde à vue, le policier de 23 ans justifie : «Le temps que je branche ma caméra aurait nécessité que je quitte des yeux le contrôle qui se déroulait et je voulais rester attentif à la situation.» Etrange raisonnement. Parmi les objectifs des caméras-piétons, la loi du 3 juin 2016 énonce cette priorité claire : «La prévention des incidents au cours des interventions.» En d'autres termes, il n'y a pas de meilleure occasion qu'un contrôle qui tourne mal, typiquement celui du 3 janvier quai Branly, pour déclencher le petit œil fixé sur l'uniforme des policiers, au niveau du torse ou de l'épaule… Toutefois, l'utilisation de la caméra est laissée à l'appréciation du fonctionnaire : aucune sanction n'est prévue en cas de non-activation.

La policière filme la scène avec… son téléphone portable

Les enquêteurs de l'Inspection générale de la police nationale (IGPN) peinent à comprendre le raisonnement de Ludovic F. Car s'il ne filme pas, le jeune policier pointe tout de même sa caméra administrative vers Cédric Chouviat, comme s'il voulait l'intimider. «J'ai fait mine de le filmer d'une manière dissuasive, pour ne pas que ça monte trop loin et que ça parte en cacahuètes», finit-il par confesser. Mais alors, pourquoi ne pas aller au bout de la démarche ?

Quelques secondes plus tôt, le su­périeur de Ludovic F., Michaël P., s'emportait face à Cédric Chouviat. Certes le chauffeur-livreur s'était lui aussi montré provocateur à plusieurs reprises à l'encontre des fonctionnaires, leur retournant notamment le qualificatif de «clown». Mais lorsqu'il demande à Michaël P. d'habiller son injonction de laver sa plaque d'immatriculation d'une formule de politesse, le chef de bord de l'équipage rétorque : «Et alors ? Vous croyez que je vais me mettre à quatre pattes ? Je vais vous sucer la bite aussi ?» Une phrase qui, à l'évidence, ferait tache si elle était filmée.

La scène prend un tour encore plus ubuesque lorsque Laura J., gardienne de la paix titulaire, décide de capter la scène avec… son téléphone portable. Une décision prise «seule», assure-t-elle à l'IGPN, en «réaction» au choix de Chouviat d'enregistrer la scène avec son portable. En clair, la police filme, mais par un moyen non conventionnel. Dans l'esprit de la police des polices, le procédé ne peut alors que jeter de l'huile sur le feu : «Pensez-vous que pour un contrevenant auquel on laisse croire que la caméra administrative est en fonction, se voir filmer avec le téléphone personnel d'un ­autre effectif soit un facteur d'apaisement des tensions ?» «Non, quoique se sachant filmé, il aurait peut-être pu s'apaiser car parfois, les per­sonnes changent de comportement lorsqu'elles se savent filmées», rétorque platement Ludovic F.

Matériel «défectueux»

Lors de son discours du 14 Juillet, le président Macron a annoncé la généralisation des caméras-piétons «d'ici la fin du quinquennat», «et dans chaque brigade». Une orientation déjà maintes fois annoncée, et ce depuis 2009, lors du passage de Brice Hortefeux Place Beauvau. Encouragées ensuite par la gauche sous la mandature Hollande, les ­caméras-piétons sont marketées comme une parade au contrôle au faciès, censées rétablir la confiance entre la police et la population.

Toutefois, le matériel utilisé jusqu'ici par les fonctionnaires est ­considéré comme «défectueux» par les syndicats, la faute notamment à des batteries qui se déchargent en à peine deux heures. A cela s'ajoute un dé­ficit de formation, comme le laisse entrevoir le dossier Chouviat. Entendue à son tour en garde à vue, Laura J. fait cet aveu dévastateur pour l'avenir des caméras-piétons : «On ne l'utilise jamais, du coup je ne sais pas m'en servir et je ne l'ai jamais utilisée.» La pire des publicités.