Soutien affiché des grévistes de l'hôtel Ibis des Batignolles, historienne et maîtresse de conférences à l'université de Rouen, Ludivine Bantigny voit dans cette mobilisation «un renouvellement des mouvements sociaux» qui fait écho à la précarisation de plus en plus massive des contrats de travail.
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Comment expliquez-vous qu’un an après, dix-neuf femmes de chambre soient toujours mobilisées malgré les contraintes liées à leurs conditions de vie ?
Tous les critères sont réunis pour altérer la lutte de ces employées : les faibles revenus, les horaires et cadences intenses, les situations familiales parfois très compliquées… Ces contraintes, affectant le quotidien des femmes de chambre et donc leur capacité à se mobiliser, sont ambivalentes. Quand elles ont choisi de se lancer dans un bras de fer contre leur employeur, elles se sont engagées pour leur dignité. Leur ténacité tient donc au fait qu’elles n’ont finalement plus grand-chose à perdre professionnellement. Elles ne baissent pas les bras parce que les mouvements de grève longs et organisés sont historiquement associés à de grands acquis sociaux, tels que les congés payés et la semaine de 40 heures sous le Front populaire, ou l’abolition des abattements d’âge et la reconnaissance de la section syndicale d’entreprise en 1968. Le soutien du syndicat CGT-HPE, auquel de nombreuses grévistes ont adhéré dès juillet 2019, leur permet de tenir la grève dans la durée grâce, notamment, aux caisses de solidarité.
Avec l’augmentation du recours à la sous-traitance et la précarisation des emplois, ce genre de mobilisation a-t-elle moins de chances d’aboutir ?
Cette grève s’inscrit dans un renouvellement des mouvements sociaux. Contrats précaires, sous-traitance, autoentrepreneuriat : les mobilisations se multiplient depuis le début des années 2000 chez les travailleurs les plus exploités par ce type d’embauches, qui réclament non seulement de meilleurs salaires, mais surtout des conditions de travail dignes. En vingt ans, la lutte n’a pas été vaine. A commencer par la grève d’un an dans quatre hôtels du groupe Accor en mars 2002, des employés du Sofitel la même année, du Novotel en 2006, du Campanile en 2012… Mais aussi maintenant avec les livreurs Deliveroo ou Frichti. Douloureuses pour les grévistes, ces mobilisations se sont souvent soldées par des revalorisations de salaires et la diminution des cadences. Leur chance de victoire est donc bien réelle et la stratégie des syndicats qui les soutiennent est désormais rodée.
La grève est portée par des femmes, majoritairement issues de l’immigration et d’un milieu défavorisé. Les discriminations sexistes, raciales et de classes sont-elles un frein à leurs revendications ?
Les femmes de chambre cumulent les oppressions. C’est pourquoi cette lutte est intersectionnelle. Les différentes couches de discriminations qu’elles subissent expliquent la précarisation de leurs emplois et donc les raisons de leur mobilisation. Leur syndicat fait bien le lien entre la sous-traitance dans cette branche, en particulier par le groupe Accor, et l’ensemble de ces facteurs. Mais parallèlement, leur occupation de l’espace médiatique tient au fait que de nombreux courants de révolte sociale s’y reconnaissent. Cette grève est intervenue alors que les gilets jaunes étaient encore plus ou moins en activité. Et si les militantes s’y sont naturellement ralliées, elles ont immédiatement reçu le soutien du mouvement social, tout comme celui des mouvances de féminisme décolonial, notamment portées par l’autrice Françoise Vergès. Elles sont aujourd’hui devenues aussi des symboles de la lutte contre le racisme. Parallèlement à la grève en tant que telle, les femmes de chambre de l’Ibis des Batignolles organisent des rassemblements, des manifestations, des fêtes de soutien, des meetings…
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Pourquoi avoir choisi ces différents modes d’action ?
La tradition de la grève est l’une des méthodes de lutte les plus efficaces, mais tout ce qui entoure la grève est complémentaire. Par l’occupation symbolique du lieu de travail, elles visent à créer une dissonance avec le standing de l’hôtel. Malgré le rapport de force qui leur est défavorable face à leur employeur ou aux forces de l’ordre qui cherchent souvent à empêcher les mobilisations, ces femmes sortent de l’anonymat en descendant dans la rue. Les clients d’hôtel ne voient normalement jamais les subalternes : leur employeur fait tout pour les rendre les plus invisibles possible. Elles se réapproprient l’espace et mettent au jour la pénibilité de leurs conditions de travail. Une méthode de lutte de plus en plus courante pour contrer les asymétries grandissantes dans les conflits sociaux.