Des sacs saturés de vêtements, de chaussures, des jouets, un matelas et un étendoir encombrent la petite portion de couloir qui permet d'accéder à une drôle de porte. En fait, ce n'est plus vraiment une porte : plutôt une plaque de métal anti-effraction, qui ouvrait sur l'ancien logement de la famille Bachia. «J'ai laissé ma télé et mes meubles», raconte la mère. Elle y a aussi laissé le papier qui expliquait les raisons de son expulsion…
Cela fait trois semaines qu'ils ont été chassés de leur studette, sous les combles d'un bâtiment haussmannien du XVIe arrondissement de Paris. Fadila, la mère, est femme de ménage à temps partiel dans deux entreprises parisiennes ; son compagnon chauffeur-livreur pour une entreprise, en CDI comme elle. A eux deux, ils gagnent près de 1 800 euros par mois, allocations familiales comprises. «On a toujours payé le loyer, l'électricité, tout», assure la quadragénaire au regard sévère.
Cela fait huit ans que le couple demande un logement social, plus grand. Entre-temps, deux enfants sont nés, aujourd'hui 7 et 4 ans et demi, ramenant à quatre les occupants de leur 14m2. Le couloir fait office de salle de jeux. En 2015, la propriétaire donne un congé pour reprendre son logement, en raison des nuisances vis-à-vis du voisinage. N'ayant pas de solution pour se loger, le couple et leurs enfants restent dans la studette. En mars 2017, un jugement valide le congé pour motif «sérieux et légitime» et donne aux occupants deux ans pour quitter les lieux.
«Personne ne m’a aidée»
Fadila monte un dossier Dalo (pour «droit au logement opposable»), quand le locataire vit dans un logement indécent, qu'il est menacé d'expulsion, ou qu'il est demandeur d'un logement social depuis un délai «anormalement long» – de six mois dans l'Indre à dix ans, à Paris, pour un T4. La famille Bachia coche les deux premiers critères : l'inspection de la mairie de l'arrondissement observe des traces de moisissure. A l'entrée, un revêtement se décolle et «laisse des fils électriques accessibles», décrit le document officiel. De son épais dossier où elle a compilé ses démarches administratives, Fadila extrait des photos d'un mur noirci d'humidité. Sur d'autres, des corps tachetés de quelques piqûres. «Des puces, commente-t-elle. J'ai tout désinfecté toute seule, avec mon propre argent, personne ne m'a aidée.»
Son dossier Dalo est reconnu «prioritaire» en janvier 2017 mais la préfecture n'arrive pas à lui proposer, dans les six mois, un logement adapté aux besoins de la famille. Direction le tribunal administratif, qui décide que le préfet de Paris doit verser une astreinte de 350 euros par mois au «fonds national d'accompagnement vers et dans le logement», à compter de mars 2018 et jusqu'à liquidation définitive du juge.
Expulsion repoussée
En octobre 2019, elle reçoit par courrier un commandement de quitter les lieux. L'huissier doit venir entre le 15 et le 31, juste avant la trêve hivernale. Mais par un énième recours, l'expulsion est repoussée, car un nouveau rendez-vous est fixé au tribunal pour demander un délai d'une année supplémentaire. Demande rejetée : la famille redoute donc la fin de la pause d'hiver. Mais confinement et crise sanitaire obligent, la date est reportée deux fois, pour tomber finalement le 10 juillet. Et, promet le gouvernement, il n'y aura pas d'expulsion «sans possibilité de relogement».
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Le jour fatidique arrive. La préfecture propose un relogement dans un hôtel de la zone industrielle de Trappes (Yvelines), à plus de deux heures de transports en commun. La famille s'y rend mais, rapporte Fadila, il n'y a personne à l'accueil pour remettre les cartes magnétiques qui ouvrent les deux chambres. De toute manière, elle refuse d'y loger. «A l'hôtel, on n'a même pas de cuisine. Et deux heures trente de transports le matin, ça nous fait nous lever à pas d'heures, le temps de déposer les enfants au centre de loisirs et d'aller travailler. Si je perds mon travail, je ne suis plus prioritaire sur le logement», débite celle qui a un contrat hebdomadaire de vingt-cinq heures.
Fadila et ses deux enfants vivent donc avec leur voisine de couloir, un 9m2 bien rempli, mais propre et rangé. Elle aussi est femme de ménage. «Ça va bientôt être mon tour», marmonne, blasée, la mère seule avec ses deux enfants. Ils dorment à six dans la chambre, le mari de Fadila dans le couloir. Et ne se verront pas proposer d'autre hôtel que celui de Trappes, qui dispose d'un accord avec la préfecture.
Diminution du fonds d’indemnisation du bailleur
En 2018, 15 000 ménages ont fait l'objet d'une expulsion locative avec mobilisation des forces de l'ordre, soit plus de 36 000 personnes, selon les chiffres de la Fondation Abbé-Pierre. C'est sans compter celles qui ont quitté les lieux avant l'arrivée des autorités. «En ce moment, de nombreux ménages arrivent à la fin de la procédure d'expulsion. Dans les prochaines semaines, on s'attend à beaucoup de délogements», observe, sans donner de chiffres précis, Samuel Mouchard, responsable à la Fondation Abbé-Pierre de l'Espace Solidarité Habitat. Selon lui, il faudrait dans l'immédiat renforcer les fonds d'indemnisation du bailleur victime de l'impayé de loyer ou lésé, pour éviter les expulsions. Mais ce fonds dédié n'a cessé de régresser, passant de 55 millions d'euros en 2010 à 33 millions d'euros en 2018.
Avec le confinement et la crise sanitaire, l'année 2020 s'annonce difficile pour les ménages précaires. «Les personnes fragilisées ne pouvaient plus se rendre dans les structures sociales pour monter un dossier de surendettement par exemple. Tout peut être fait à distance sur Internet, mais les personnes que l'on accompagne ne sont pas forcément à l'aise avec le numérique», indique Samuel Mouchard, qui conseille environ 1 500 ménages parisiens mal-logés. Cette année, la Fondation souhaitait une trêve hivernale continue, demande rejetée par l'Etat.