Les trains passent au rythme de la bête humaine, Zola les entendait de son immense bureau surchargé, quand le chemin de fer vibrait à toute vapeur. Et le grand homme devait les voir s'il se levait de sa table de travail et jetait un œil derrière les vitraux représentant Marie-Madeleine qui le séparaient du dehors : ils sont 400 par jour aujourd'hui, contre 200 à l'époque, en 1878, où, après le succès immense de l'Assommoir, il avait jeté son dévolu sur cette «cabane à lapins», comme il se plaisait à appeler la petite maison payée 9 000 francs à une vieille dame du cru. A l'époque, le village de paysans est «un trou charmant où il n'y a pas un bourgeois», se réjouit l'auteur des Rougon-Macquart dans l'une de ses lettres, lui qui cherche un cocon pour y travailler tranquille. Un village où il ne fréquentera absolument aucun local, ni le curé de la jolie église ni, semble-t-il, les châtelains.
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Les trains ne s'arrêtent pas à Médan (Yvelines), il faut aller à Triel ou à Villennes-sur-Seine, ravissante petite gare bleue aux allures de station balnéaire, comme la ville qui s'étend autour : des villas bourgeoises, chic et chères, un centre-ville, des restos, des cafés… A l'opposé d'un Médan inchangé, hormis ces nouveaux pavillons à l'entrée de la ville : quelques maisons bourgeoises et recouvertes de vigne vierge, de rares passants admirant qui l'église du XVIIe, qui le splendide château retapé des mains du propriétaire depuis les années 70, un bel édifice rosé du XVe qui accueillit jadis Ronsard et la Pléiade, plus près de nous Maeterlinck et son Oiseau bleu. Un petit écrin de quelques rues abritant 1 500 habitants.
Tours Germinal et Nana
Du temps de Zola, en 1881, on y dénombrait 198 habitants. Mais à quelques modernités près, «mon arrière-grand-père n'y trouverait rien de changé», dit Martine Le Blond- Zola, vice-présidente de l'association Maison Zola-musée Dreyfus au cours de la visite dans les rues écrasées de ce bon soleil chaud d'août, comme il aurait écrit. A cette différence près que Médan est aujourd'hui un «village dortoir», souligne la garante de la mémoire matérielle et philosophique de son aïeul, avec des voitures et bus en rafale à la sortie des bureaux parisiens, sis dans le nord-ouest de l'Ile-de-France, dans une boucle de la Seine, à moins de 30 kilomètres et vingt minutes en RER de Paris, ou à dix minutes de l'autoroute. A la fois trop près et trop loin, explique la septuagénaire, petite-fille de Denise, qui était comme son frère Jacques une enfant illégitime de l'écrivain, tous deux nés de ses amours avec Jeanne Rozerot, la belle lingère engagée en 1888 par sa femme, Alexandrine (elle-même ancienne du métier, on y reviendra).
Martine Le Blond-Zola, à Médan le 6 août.
Photo Adrien Selbert
A l'époque se mettent en place les «soirées de Médan». Maupassant et toute la bande viennent papoter dans la salle à manger et, plus tard, dans le grand salon à billard, aux vitraux richement décorés d'animaux en bas de la tour Germinal qu'il fit construire en 1885, ainsi nommée puisque, comme la tour Nana, elle avait été financée par le succès des romans éponymes. Ou se baigner depuis l'île de Platais, sur l'autre rive de la Seine. Zola y avait acheté une parcelle et construit un pavillon, le Paradou, en contrebas de son jardin jusqu'à la rive du fleuve, pour avoir la paix et la vue : aucune maison construite en bas de chez lui, 3 hectares de tranquillité aujourd'hui en friche, au grand dam de Martine Le Blond-Zola : «Un promoteur à motivation prédatrice a acheté cette parcelle en 2003 avec le projet pharaonique d'une salle de congrès et de 300 chambres le long de la voie ferrée, qui auraient bouché la vue de chez Zola.» Mais le projet est impossible. A Médan, rien ne peut tellement bouger : derrière, il y a le coteau, en bas la Seine, et les rails du train qui bloquent. Ajoutons à cela la règle des 500 mètres qui s'applique autour des monuments classés (dans l'inventaire supplémentaire des monuments historiques), quatre en tout dans le village. Rien n'est donc constructible dans les parages immédiats de la villa dont elle a sorti les clés, et dans laquelle elle vient faire un tour tous les jours.
Louve dans la bergerie
Depuis qu'elle est devenue musée-sanctuaire en 1987, la maison de l'écrivain bénéficie d'aides : du ministère de la Culture, du ministère des Armées, de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah), de la région, du département et de la Fondation pour la mémoire de la Shoah (pour le musée Dreyfus qui ouvrira l'an prochain, à la vocation essentiellement pédagogique), du généreux mécène Pierre Bergé aussi. Elle drainait environ 10 000 visiteurs par an jusqu'à sa fermeture en 2011. Des travaux de restauration sont en cours pour la création du musée Dreyfus dans le bâtiment, près de l'allée des tilleuls plantés par le propriétaire. Et la maison de Zola devrait, à sa réouverture au printemps 2021, attirer selon Martine Le Blond-Zola des touristes, des scolaires, des gens intéressés par les maisons d'écrivains, l'affaire et l'implication de Zola avec son fameux «J'accuse» : «Mais on n'est pas à Giverny ou à Auvers-sur-Oise. Dreyfus, ce n'est pas Monet pour les produits dérivés. Les nymphéas ou les tournesols marchent mieux, sur des magnets ou des tee-shirts, que des livres que les gens n'achètent guère, ou que des affiches autour de Zola et de Dreyfus, c'est certain», nuance Martine Le Blond-Zola. Néanmoins, nous étudions la création d'un produit dérivé de qualité.» Donc pas de manne, ni pour le musée ni pour le village, à attendre de ce type de tourisme. Du reste, il n'y a guère d'infrastructures pour y séjourner et, hormis le château et la petite église du village, rien de bien saillant touristiquement parlant aux alentours de Médan.
Mme Zola, compagne de toute une vie, avait donné la maison en 1905 à l'AP-HP, pour une reconversion en pouponnière. Annexe de l'hôpital Necker-Enfants malades jusqu'en 1967, elle a alors été transformée en école d'infirmières. Entre-temps elle a traversé deux guerres sans être occupée par les Allemands, contrairement aux villas du coin installées derrière, sur le coteau que Cézanne a peint à plusieurs reprises.
Bureau d’Emile Zola dans sa maison de Médan.
Photo Adrien Selbert
Médan et Zola sont intimement liés. C'est là que la vie de l'écrivain (il y a écrit plusieurs tomes de sa saga) va changer radicalement. La lingerie, aussi vaste que le bureau du maître, est capitale : Alexandrine, sa compagne depuis 1865, maîtresse-femme et ancienne lingère, qui triomphe dans sa belle pièce luxueuse comme une revanche, y fit entrer une petite louve dans la bergerie. La belle et fraîche Jeanne chantonnait près des oreilles quinquagénaires du maître qui ne tarda pas à s'enfiévrer pour la gironde brune, et (re)découvrir les joies de la chair. Et lui qui n'avait jamais été père de lui faire deux enfants après le début de leur affaire, le 11 décembre 1888. Et d'installer tout ce petit monde dans une maison du village d'en face, «les Framboisiers», à Triel, pour les voir plus commodément, tout comme à Paris. Mme Zola prit très mal l'affaire, évidemment, mais eut l'élégance de donner plus tard le nom de Zola aux enfants, ce qui explique la transmission du nom et de l'héritage symbolique (et lourd) du musée et du travail de mémoire dont parle Martine comme d'un sacerdoce.
Lavoir et toboggan
Une maison sanctuaire, un village immobile, dont Zola fut conseiller municipal de 1881 à l'affaire Dreyfus en 1898 : il faisait des recherches pour la Terre, publié en 1887. On retrouve dans ses personnages de paysans âpres et mesquins des Médanais, dont on espère qu'ils n'ont jamais lu le roman ; cruelle peinture du milieu rural… Les habitants, souligne son arrière-petite-fille, respectaient l'écrivain, mais sans plus : «On ne copinait pas avec ses voisins comme aujourd'hui.» Mme Zola avait sa propre ferme, un immense potager : autarcie, le rêve d'aujourd'hui. Zola précurseur ? Sûrement. Aujourd'hui, il faut prendre la voiture ou le vélo et aller jusqu'à Villennes pour trouver des commerces et un peu de vie.
On passe devant le lavoir qui évoque une scène de l'Assommoir, mais dans la maison Zola, «on lavait les draps dans la Seine deux fois par an, vous imaginez, avec le nombre d'invités», sourit Martine Le Blond-Zola, quand on passe devant le petit café qui tente péniblement de survivre. On longe un coin de maisons construites près des berges inondables, le resto existant déjà du temps des Zola (le Moulin rouge), donnant direct sur la Seine. Où défilent skis nautiques, hors-bord, canots… Plus de monde sur l'eau que sur les bords. Sur la berge où Zola promenait Pinpin le chien, il y a un vestige de restaurant des années 30, les Romanciers, fermé en 2003, quand le fameux promoteur a racheté la parcelle de paix de l'auteur pour y rêver à des constructions pharaoniques et impossibles. En face, sur l'île de Platais, l'ancien Paradou, que Zola avait installé pour les copains. C'est Maupassant, en habitué de la rame, qui l'a conseillé pour le choix de la barque dès l'été 1878 (170 francs) : on va l'appeler Nana «parce que tout le monde lui monte dessus». Ici gît un vestige d'infrastructure sportive des années 30 : un toboggan obsolète, un squelette de bar, une piscine dans ce qui fut l'un de ces lieux de sport en plein air, successeur des guinguettes. Un peu plus loin, il y avait Physiopolis, le coin de naturistes adeptes du corps au soleil et de la nature en direct dans les années 20, avec leur goût des peaux noires, du jazz et de la Baker à la mode. Aujourd'hui, quelques cabanes de week-end y ont poussé. «L'équipe municipale travaille actuellement au projet de redynamisation des bords de Seine, avec la création d'une guinguette et d'un jardin remarquable, ce qui serait une bonne idée, explique Martine Le Blond- Zola. Pas d'hôtel-spa possible ici. Il faut valoriser le patrimoine existant et ne pas l'abîmer, maintenir le site dans son écrin végétal originel.» On remonte par la promenade de Zola avec son chien, qui arrive aux rails, la maison avec ses deux tours, Nana et Germinal, trône, impériale au-dessus du chemin de fer et de la Seine. «Le château de Zola», comme disaient en souriant les Médanais de leur célèbre voisin.