D'abord, citer les noms des morts de ces funestes 7, 8 et 9 janvier 2015. Alors que s'ouvre ce mercredi le procès des attentats de Charlie Hebdo, de Montrouge et de l'Hyper Cacher, c'est d'abord à eux et à leurs proches que l'on pense, eux dont nous voulons nous souvenir. Frédéric Boisseau, agent de maintenance, première personne tuée par les frères Kouachi ; Franck Brinsolaro, membre du service de la protection (SDLP) de la police nationale ; Cabu, dessinateur de Charlie ; Elsa Cayat, chroniqueuse au journal ; Charb, dessinateur et directeur de la publication ; Honoré, dessinateur ; Bernard Maris, économiste et chroniqueur, plus connu sous le nom d'«Oncle Bernard» ; Ahmed Merabet, brigadier du commissariat du XIe arrondissement de Paris ; Mustapha Ourrad, correcteur ; Michel Renaud, journaliste, invité ce jour-là à assister à la conférence de rédaction du journal ; Tignous, dessinateur ; Wolinski, dessinateur ; Clarissa Jean-Philippe, policière municipale ; Philippe Braham, cadre commercial ; Yohan Cohen, étudiant et employé de l'Hyper Cacher ; Yoav Hattab, François-Michel Saada, clients du magasin. Penser aussi aux autres victimes, et notamment aux blessés graves, parmi lesquels notre ami et collègue de Libération Philippe Lançon, auteur du magistral Lambeau.
Se souvenir aussi de ces pensées qui nous ont traversés, regard perdu derrière la vitre d'un bureau, cerveau vide, quand la liste des victimes de Charlie s'allongeait minute après minute, ou deux jours plus tard, quand celle des victimes juives à l'Hyper Cacher s'allongeait à son tour. «A quoi sert-on ?» Instants de découragement face à la barbarie, au fanatisme, à l'obscurantisme, à l'antisémitisme. Instants de doute sur ces métiers, le journalisme ou l'enseignement, censés œuvrer par l'information ou l'éducation à l'esprit d'ouverture, à la construction d'une citoyenneté partagée, à l'épanouissement d'esprits critiques mais respectueux de l'autre, à l'apprentissage du libre arbitre, à la compréhension du monde. Pensées négatives mais fugaces, vite dominées. Comment laisser les terroristes croire qu'ils ont gagné parce qu'armés de kalachnikovs, alors que la faiblesse est en réalité de leur côté ? Impossible. Réaffirmer au contraire haut et fort que oui, on peut se moquer des religions, toutes les religions, les caricaturer, les ridiculiser. Et oui, cette liberté d'expression doit rester un des piliers de notre démocratie, et ne supporte pas de «mais» sinon les interdits déjà prévus par la loi. C'est tout simplement cela, «être Charlie», rien que cela. Il n'y avait à l'origine, derrière ce slogan, aucune injonction à adhérer aux idées, outrances, combats de Charlie. Les millions de Français qui ont défilé le 11 janvier 2015 n'y adhéraient pas tous, d'ailleurs, loin de là. Mais ils étaient là pour préserver cette liberté. Nulle intolérance non plus derrière «être Charlie» à l'égard de l'islam, les musulmans étant les victimes, eux aussi, en France, partout dans le monde, des terroristes islamistes. Les caricaturistes de l'islam qu'il faut combattre sont les intégristes, pas les dessinateurs.
Est-ce à dire que la vigilance ne s’impose pas contre la montée de l’islamophobie ? Aucunement, car celle-ci existe. Mais dans les jours qui ont suivi les attentats, comme depuis, la société française dans sa grande majorité s’est montrée suffisamment mûre pour ne pas se laisser instrumentaliser par les extrémistes de l’identité, qui voudraient faire de l’islam l’alpha et l’omega des problèmes du pays. Que la République doive en revanche lutter de manière acharnée contre les discriminations sociales, géographiques, professionnelles, contre les inégalités éducatives dont nombre de citoyens musulmans sont victimes, est une évidence. Ses échecs en la matière sont des failles dans lesquelles s’engouffrent les intégristes.
Le procès qui s’ouvre, malgré l’absence des trois assassins, abattus par la police, malgré le flou persistant sur les commanditaires, est historique. La pierre qu’il apportera à l’écriture partagée d’une mémoire douloureuse, sa quête, même entravée, de la vérité et, in fine, le verdict qui sera rendu ne doivent avoir qu’un objectif : renforcer notre démocratie face à tous les obscurantismes.