Il y a eu les détonations puis les mots - «Allah akbar», «le prophète est vengé». Enfin le silence. En moins de deux minutes, de 11 h 33 à 11 h 35, les balles ont fait voler les crayons à Charlie Hebdo et la réunion de rédaction hebdomadaire est devenue «une scène de guerre», selon les termes de l'ordonnance de mise en accusation, lourde de 271 pages. Son introduction est glaçante : «Le mercredi 7 janvier 2015, vers 11 h 30, deux hommes cagoulés et armés de fusils d'assaut faisaient irruption […] 10, rue Nicolas-Appert, à Paris XIe, ouvraient le feu et tuaient un agent de maintenance se trouvant à l'accueil, Frédéric Boisseau, pénétraient dans les locaux du journal, ouvraient le feu sur Simon Fieschi, se rendaient dans la salle de rédaction où ils exécutaient Stéphane Charbonnier, dit Charb, le policier du SDLP en charge de sa protection, Franck Brinsolaro, Jean Cabut, dit Cabu, Georges Wolinski, Bernard Verlhac, dit Tignous, Philippe Honoré, Bernard Maris, Elsa Cayat et Michel Renaud. Ils assassinaient également Mustapha Ourrad à l'extérieur de la salle de rédaction. Etaient grièvement blessés Simon Fieschi, Philippe Lançon, Fabrice Nicolino et Laurent Sourisseau, alias Riss.» Les images de vidéosurveillance montrent les deux auteurs, Chérif et Saïd Kouachi, calmes et déterminés. Ils ne tirent pas en rafale mais exécutent méthodiquement chaque personne.
A la sortie de l’immeuble, lors de leur fuite, ils abattent un policier, Ahmed Merabet. Le 8 janvier, Amedy Coulibaly prend la relève de ce périple sanglant et loge une balle dans le dos de la policière municipale Clarissa Jean-Philippe à Montrouge. Puis, le 9 janvier, dans l’épicerie juive Hyper Cacher, avenue de la Porte de Vincennes, il tue quatre clients - Yohan Cohen, Philippe Braham, François-Michel Saada, Yoav Hattab - et retient en otages les autres pendant quatre heures. L’intervention simultanée des forces spéciales - au supermarché et à l’imprimerie de Dammartin-en-Goële (Seine-et-Marne) où sont retranchés les Kouachi - mettra fin à ces trois jours d’effroyable violence, au cours desquels 17 personnes ont été assassinées.
Mentor religieux
Cinq ans plus tard s'ouvre donc le procès de ces tueries, devant la cour d'assises spécialement composée mais sans les frères Kouachi ni Amedy Coulibaly, qui ont tous été abattus. Situation assez inédite, malgré «leur proximité» et «leur synchronisation», selon les mots des juges, ils ont agi au nom de deux groupes terroristes différents - et même antagonistes - auxquels ils ont prêté allégeance. Al-Qaeda dans la péninsule Arabique (Aqpa) pour les Kouachi, l'Etat islamique (EI) pour leur acolyte. Une bizarrerie qui tient plus des connaissances tissées par chacun des tueurs dans les deux organisations, où auraient agi un ou plusieurs commanditaires (lire ci-dessous). Au plan purement opérationnel, la «synchronisation» se matérialise par au moins deux éléments : la rencontre, la nuit du 6 au 7 janvier, entre Amedy Coulibaly et Chérif Kouachi à Gennevilliers (Hauts-de-Seine). Puis un SMS échangé entre les deux à 10 h 19 le jour J, annonçant probablement le déclenchement de l'opération à Charlie.
A partir de ce mercredi, la justice devra pourtant se contenter d'explorer le second cercle, ceux qui ont aidé les tueurs, soit 14 personnes âgées de 28 à 68 ans et soupçonnées, à des degrés divers, de soutien logistique (allant de la fourniture d'armes à une aide matérielle ou technique). «Notre crainte est un report de la douleur et de l'émotion suscitées par les faits sur les accusés présents, explique Me Margaux Durand-Poincloux, avocate d'Abdelaziz A. Lors des procès médiatiques, la justice tape parfois plus fort, a fortiori une cour d'assises spécialement composée.» En réalité, seuls 11 accusés se tiendront dans le prétoire, car trois, parmi les plus impliqués, se sont évaporés dans la nature. Hayat Boumeddiene, la veuve d'Amedy Coulibaly qui l'a aidé à financer les attentats par des escroqueries, a rejoint la zone irako-syrienne quelques jours avant les attaques. Elle a été aperçue en vie pour la dernière fois en octobre 2019, formellement reconnue par une Française dans le camp de Al-Hol, dans le nord-est de la Syrie. Lors de sa fuite, le 2 janvier 2015, elle était accompagnée par les frères Belhoucine, désormais présumés morts. L'aîné, Mohamed, aurait particulièrement intéressé les juges : mentor religieux d'Amedy Coulibaly, il est soupçonné d'avoir rédigé le serment d'allégeance à l'EI lu dans sa vidéo de revendication. Avec Ali Riza Polat, il fait partie des deux accusés qui doivent répondre de «complicité d'assassinat terroriste» et encourent la perpétuité.
Dans ce dossier, la prison représente plus qu'une toile de fond : elle est le décor principal. C'est derrière les barreaux que vont survenir les rencontres déterminantes, naître les accointances et les projets. Le temps de la peine a servi de sablier pour préparer le crime. Revenons d'abord à 2008. Chérif Kouachi, issu d'une famille de cinq enfants placés par les services sociaux, est condamné à trois ans d'emprisonnement dont dix-huit mois de sursis pour «association de malfaiteurs en vue de préparer des actes de terrorisme». Il s'agit du fameux dossier «des Buttes-Chaumont», une filière d'envoi de jihadistes en Irak.
Brebis clonée
A l’époque, Saïd Kouachi n’est pas mis en cause dans cette affaire. Seul Chérif Kouachi se retrouve derrière les barreaux. Pas de quoi le dissuader, bien au contraire : en 2005 et 2006, à Fleury-Mérogis, il est pris en main par un groupe de salafistes dont le chef est Djamel Beghal, un disciple de Ben Laden, soupçonné d’avoir voulu faire sauter l’ambassade des Etats-Unis à Paris. C’est à ce moment-là qu’il se rapproche d’un autre proche de «l’idéologue», un délinquant de la cité de la Grande Borne (Essonne), tombé pour braquages et trafic de stupéfiants, que ses codétenus surnomment «Dolly» en référence à la brebis clonée. De son vrai nom, Amedy Coulibaly.
Quelques années plus tard, en 2010, Chérif Kouachi et Amedy Coulibaly vont partager plus qu'un établissement pénitentiaire, une procédure judiciaire : ils sont mis en examen pour le projet d'évasion de Smaïn Aït Ali Belkacem, terroriste condamné à la réclusion criminelle à perpétuité pour sa participation aux attentats de 1995 à Paris. Chérif Kouachi bénéficie d'un non-lieu. Coulibaly, lui, est condamné à cinq ans d'emprisonnement. Il restera derrière les barreaux de 2010 à 2014. S'ouvre alors, toujours à l'ombre, le deuxième volet du dossier, celui qui sera particulièrement disséqué par la cour d'assises spécialement composée. Cette fois, nous sommes à Villepinte. A la buanderie de la prison, très précisément, où se développe un petit groupe prônant l'islam radical. Un détenu, proche d'Amedy Coulibaly, décrivait ainsi à Libération en 2015. «On la surnommait "la secte" en raison des discussions qui s'y déroulaient et qui concernaient essentiellement la religion musulmane. Un vrai prosélytisme y régnait, à tel point que les détenus qui n'étaient pas pieux étaient ostracisés et demandaient à quitter leurs postes.»
Amedy Coulibaly est un des piliers des lieux, autour de lui gravitent certains des futurs protagonistes du dossier comme Nezar Mickaël P.A., un petit trafiquant de drogue qui, à l'époque, se cherche spirituellement. Coulibaly lui apprend des versets du Coran et des sourates, lui offre des baskets et lui fait même des gâteaux. Tant et si bien qu'à sa sortie, Nezar Mickaël P.A., porte la barbe drue et demande à son copain de taule de lui trouver une femme. Lors de l'instruction, son ADN sera isolé sur deux des armes du tueur et un gant découvert dans le magasin Hyper Cacher. A la buanderie, il y a aussi Amar R., le voisin de cellule de Coulibaly, qui utilisera ensuite 31 lignes différentes entre février 2014 et janvier 2015 pour communiquer avec lui. Ou encore une figure tutélaire, Mohamed Belhoucine, ingénieur des Mines - condamné pour avoir été recruteur d'une filière d'acheminement de jihadistes vers la zone afghano-pakistanaise - qui est désormais accusé de «complicité» et probablement mort.
En l'absence de cet accusé de premier plan, tous les regards vont se tourner vers Ali Riza Polat, également poursuivi du même chef. Ce Franco-Turc de 35 ans, qui a rencontré Coulibaly dans une cité de Grigny, est soupçonné de s'être rendu à de nombreuses reprises dans un garage de Charleroi, en Belgique, manifestement pour acheter des armes qui serviront ensuite aux tueurs. «Il résulte de l'instruction qu'Ali Riza Polat apparaît à tous les stades de la préparation des actions terroristes», soulignent les juges. Contactée par Libération, son avocate, Me Isabelle Coutant-Peyre, ne souhaite pas s'exprimer.
Asymétrie
Dans le sillage des auteurs, il y a aussi Willy P., un autre copain de Grigny, qui a admis avoir acheté, pour le compte de Coulibaly, trois gilets tactiques, deux couteaux, un taser, deux gazeuses lacrymogènes et la Renault Mégane Scénic qui sera utilisée pour les faits commis à l'Hyper Cacher… Ou encore Abdelaziz A. et Miguel M., soupçonnés d'avoir recherché des armes pour le compte de Saïd Kouachi et Mohamed-Amine F., qui a eu entre les mains un fusil d'assaut utilisé par Coulibaly. «Mon client est originaire de Lille, il a un casier pour des faits en lien avec du trafic de stupéfiants et est arrivé dans le dossier sur une dénonciation anonyme», explique son avocate Me Safya Akorri. Et d'ajouter : «Il aborde ce procès avec toute l'appréhension qu'on peut avoir quand on est accusé de faits aussi graves. Mais la particularité, c'est que beaucoup de personnes dans le box sont issues de la délinquance habituelle, et se retrouvent catapultées dans un procès estampillé terroriste.»
A ce propos, Christophe R. apparaît comme le plus faiblement impliqué, dans le sens où il est le seul à ne pas comparaître pour des faits de terrorisme. Le parquet a considéré que l'homme de 30 ans, qui a participé aux achats au côté de Willy P., n'avait pas connaissance des funestes projets des tueurs. Il incarne à lui seul l'asymétrie entre les crimes jugés et le profil de certains des accusés. «Indépendamment de la dimension historique de ce procès, l'enjeu pour la défense de mon client sera d'aborder son affaire comme un dossier de droit pénal général, celui d'un délinquant qui s'est retrouvé, malgré lui, indirectement associé aux attentats commis par Amedy Coulibaly, alors qu'il ignorait tout de son projet», estime son avocate, Me Clémence Witt. Les débats risquent de s'enferrer régulièrement dans cette ambiguïté. A l'audience, toute la question sera de savoir quelle connaissance les accusés avaient des projets terroristes. Et dans quelle mesure ils les ont favorisés.