Parler d'eux, de leurs goûts, de leurs personnalités. De leur absence. Cinq ans après l'attentat au sein de la rédaction de Charlie Hebdo, au cours duquel 12 personnes ont été assassinées par les frères Kouachi le 7 janvier 2015, les proches des victimes espèrent que le procès qui s'ouvre ce mercredi permettra au moins de ne pas les oublier. Pendant plusieurs semaines, 11 accusés comparaîtront au cours d'une audience réunissant près de 200 parties civiles. «On n'a pas oublié l'événement, mais il faut aussi rappeler que derrière les faits, il y a des corps, des visages, des pensées, des âmes… Des hommes et des femmes dans leur singularité», entame Hélène Fresnel, compagne de l'économiste Bernard Maris, chroniqueur au sein de l'hebdomadaire satirique et assassiné à l'âge de 68 ans. Celle qui partageait sa vie depuis plus de deux ans prévoit d'assister au procès, «pour Bernard. Pour savoir ce qui s'est passé, qui était derrière tout ça».
Peu de temps après les attentats, cette journaliste à Psychologies Magazine a rencontré dans le cadre de son travail la philosophe belge Vinciane Despret, spécialiste du deuil, dont les mots l'ont marquée, notamment cette phrase : «Les morts ont besoin d'être souvenus.» Ainsi, elle espère que seront évoquées lors de l'audience «la grande sensibilité, l'intelligence, la générosité, la pudeur, la modestie» de Bernard Maris. «Je voudrais qu'on n'oublie pas ses choix, ses convictions économiques, écologiques, philosophiques, ou en matière de condition animale, qui sont plus que jamais d'actualité. Ni son goût pour la douceur de vivre, son rapport sage, doux et joyeux au monde», souffle-t-elle. Et de poursuivre : «J'aimerais que ces hommes [sur le banc des accusés, ndlr] ne restent pas muets, qu'ils parlent, que je comprenne et qu'ils comprennent ce qu'ils ont fait. Assassiner Cabu, Honoré… La gentillesse et la délicatesse même. Je n'ai ni colère ni haine. Je me demande : comment peut-on en arriver là ?»
Les mêmes questions hantent Gala Renaud, épouse de Michel Renaud, tué quelques semaines avant son 70e anniversaire. Ce jour-là, le fondateur des Rendez-vous du carnet de voyage de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme) était venu à la rédaction de Charlie Hebdo pour rendre à Cabu des dessins que ce dernier lui avait prêtés en novembre 2014. Le dessinateur était alors l'invité d'honneur du festival clermontois fondé vingt ans plus tôt par l'insatiable voyageur. «A travers cet attentat, c'est la France et le mode de vie des Français qui étaient visés», analyse Gala Renaud. Impossible pour elle de ne pas se rendre au procès : «Je n'ai pas le droit de ne pas parler, ce qui va se passer nous concerne tous en France.» Sa fille de 15 ans fera elle aussi le déplacement, une fois la rentrée scolaire passée. «Elle a besoin de voir ces gens, de regarder ce qu'ils représentent, d'entendre ce qu'ils ont à dire. Je ne trouve même pas les mots pour qualifier cette affaire, mais pour moi, il s'agit tout simplement d'une tragédie, de crimes contre des hommes, des maris, des papas… Est-ce que ceux qui ont contribué à cet attentat voudraient que ça leur arrive à eux ? Est-ce qu'ils seraient capables de vivre ce que les familles vivent actuellement ?» s'interroge Gala Renaud.
«Avancer»
Cinq ans après, celle qui lutte pour «continuer à vivre» réfute les mots «deuil» et «veuve», tout comme l'évocation de son mari au passé : «Michel est dans mon cœur, et jusque-là, pour moi, il est vivant. C'est curieux mais c'est comme ça. Ce n'est pas du déni, juste que ce qu'il m'a donné est d'une telle richesse que ces mots usés, vides, absurdes, ne me disent rien», déroule-t-elle. A la barre, ce n'est pas cette souffrance indicible qu'elle veut exprimer («Ce n'est ni le lieu ni le but», évacue-t-elle), mais faire savoir «à ces hommes qu'ils ont contribué à assassiner une très belle personne», dont elle loue la «vision du monde affûtée et l'humanisme sans borne». «Il ne s'agit pas seulement de rendre hommage à mon mari, mais aussi de défendre des valeurs humaines, les valeurs de la République, une conception de la vie», appuie-t-elle. Et qui sait, peut-être «atteindre d'autres gens engagés sur la même voie» que les terroristes, pour «qu'ils sachent ce que ça représente pour les familles». Ce procès, Gala Renaud l'envisage aussi comme une étape dans sa reconstruction : «Cela me permettra de me dire que justice est rendue, que ces gens ne pourront plus nuire. Et que je peux essayer d'avancer, qu'une place se vide pour quelque chose de nouveau. Michel serait mécontent si ma vie s'arrêtait maintenant.»
«Symbolique»
Paulus Bolten, lui, attend très peu de cette échéance judiciaire qu'il qualifie de «purement symbolique», les frères Kouachi étant morts. Le compagnon de la psychiatre et psychanalyste Elsa Cayat, autrice d'une chronique bimensuelle dans Charlie Hebdo et seule femme abattue le 7 janvier 2015 à l'âge de 54 ans, ne fera d'ailleurs qu'un aller et retour au premier jour du procès depuis le Cher, où il passe désormais la moitié de son temps. «Je ne compte pas sur ce procès, les responsables ne sont plus là», tranche-t-il. «La seule chose que je puisse éventuellement attendre, c'est que l'Etat reconnaisse une erreur» dans la surveillance du journal, qu'il juge défaillante. «Il aurait fallu prendre les menaces très au sérieux dès l'incendie des locaux», estime-t-il. En novembre 2011, les anciens bureaux de l'hebdomadaire, alors situés dans le XXe arrondissement de Paris, avaient été la cible d'un incendie criminel et de jets de cocktails molotov, peu de temps après la publication d'un numéro spécial baptisé «Charia Hebdo», contenant une caricature de Mahomet. Paulus Bolten en est sûr, ce qui est en cause, «c'est une démarche fanatique à la con».