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Inquiétudes et débats de fonds à «Libération»

Le journal doit devenir ce jeudi la propriété d’une nouvelle structure à but non lucratif, à l’initiative d’Altice, son actionnaire actuel. Sans avoir obtenu les garanties permettant d’assurer sa pérennité et de renforcer son indépendance, selon les salariés.
Alexandra Schwartzbrod, directrice adjointe de la rédaction de «Libération», dans les locaux du journal, en avril. (Photo Denis Allard pour Libération)
publié le 2 septembre 2020 à 20h51

A première vue, le projet ferait rêver n'importe quel journaliste ou lecteur soucieux de l'indépendance de la presse. Après une assemblée générale de sa société éditrice, ce jeudi, Libération ne sera plus détenu par Altice France, l'entreprise du milliardaire Patrick Drahi, maison-mère de l'opérateur de télécoms SFR. Le quotidien cofondé par Jean-Paul Sartre et Serge July en 1973 deviendra la propriété d'un fonds de dotation - un organisme à but non lucratif dont l'objectif est d'assurer une mission d'intérêt général - créé en août à l'initiative d'Altice. Outre le fait qu'un fonds de dotation ne recherche pas le profit, il a l'avantage de ne pas pouvoir être vendu à un tiers. Ce qui le protège de l'appétit d'investisseurs extérieurs : un modèle intéressant à l'époque où de nombreux médias appartiennent à des grands hommes d'affaires. C'est par exemple le schéma adopté par le site d'information Mediapart, en 2019.

Lors de l'annonce de ce bouleversement dans l'histoire déjà tumultueuse de Libé, le 14 mai, le secrétaire général d'Altice France, Arthur Dreyfuss, s'était félicité d'une grande avancée : «Cette nouvelle structure garantit à Libération sa totale indépendance éditoriale, économique et financière.» Dans un article intitulé «Libération, toujours plus libre», le directeur du quotidien, Laurent Joffrin, se réjouissait : «Après avoir surmonté plusieurs crises intenses, défendu bec et ongles ses principes journalistiques, Libération voit ainsi son avenir assuré et adopte un statut d'autonomie que détiennent peu de quotidiens de presse écrite à travers le monde.» Depuis, Laurent Joffrin a quitté le journal. A la mi-juillet, il a annoncé se lancer en politique avec la création du mouvement Les Engagé·e·s. Son successeur devrait être désigné dans les semaines à venir.

Nouveau modèle

Sortir d'une multinationale des télécoms ayant des intérêts industriels majeurs pour entrer dans le giron d'une entité incessible et non capitalistique : que demander de plus pour une rédaction ? Nous avons accueilli cette idée avec enthousiasme dès le premier jour. Dans un communiqué, nous indiquions «salue [r] ce projet», que nous découvrions en même temps que tout le monde. Le groupe Altice n'avait pas jugé utile de nous avertir en amont. Prudents, nous exigions cependant des «garanties juridiques, financières et sociales» et une «association à la mise en place et à la gouvernance de ce dispositif». L'indépendance, c'est bien de la proclamer. Mais c'est encore mieux de la traduire en actes.

Dans la foulée de cette annonce, des discussions se sont ouvertes entre la direction et les élus de la Société des journalistes et du personnel de Libération (SJPL) et du comité social et économique (CSE). Dès le départ, nos représentants ont insisté sur un enjeu majeur : l'indépendance la plus aboutie d'un journal passe nécessairement par sa capacité à s'autofinancer. Il est préférable de ne pas avoir à quémander auprès d'un mécène à chaque fin d'année. Dans son nouveau schéma de détention, via le «Fonds de dotation pour une presse indépendante» (son nom officiel), Libé doit donc être doté, selon les élus, de suffisamment d'argent pour aborder l'avenir en toute sérénité. En 2019, notre quotidien a bouclé l'année sur un excédent brut d'exploitation (Ebitda) négatif de 8,9 millions d'euros, pour un chiffre d'affaires de 35 millions.

Dans les locaux du journal, en avril.

Photo Denis Allard pour

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Libé est-il condamné à perdre de l'argent ? La réponse à cette question est un point d'accord entre la direction et nous : non. Ces quinze dernières années, le numérique a chamboulé l'économie des journaux. Mais un nouveau modèle vertueux se dessine, basé sur l'abonnement en ligne, comme le prouvent des succès à l'étranger (le New York Times, le Financial Times) ou en France (le Monde, l'Equipe). Le portefeuille d'abonnés numériques de Libé est passé de 9 000 en janvier 2018 à plus de 20 000 en février 2020, avant d'exploser pendant le confinement, à la sortie duquel il flirtait avec la barre des 50 000. Grâce à cette nouvelle source de revenus, qui doit compenser la chute inéluctable des ventes du papier, Libération peut raisonnablement envisager de gagner à nouveau de l'argent. Quand ? Dans le business plan qu'il a établi cet été, le directeur général du journal Denis Olivennes, nommé en juin par Altice, estime que Libé cessera d'être déficitaire en 2023. D'après ses prévisions, le journal enregistrera cette année-là un chiffre d'affaires de 37,7 millions d'euros, pour un Ebitda positif de 0,1 million.

Saut dans le vide

D’ici là, il faut tenir, c’est-à-dire éponger les pertes à venir. Mais il est impératif aussi de financer les développements technologiques et les projets éditoriaux à conduire : un journal qui cesse d’investir est un journal qui n’a aucune chance de survivre. Le business plan de Denis Olivennes, validé par Arthur Dreyfuss, évalue précisément le montant des besoins de financement d’ici la fin 2023 : 17,4 millions d’euros. Ce chiffre ne comprend pas le coût de la clause de cession qui va automatiquement s’ouvrir après le transfert au fonds de dotation. Cette disposition légale, spécifique au monde des médias, permet aux journalistes de quitter leur entreprise avec des indemnités après un changement d’actionnaire.

Depuis le début des discussions avec Altice, nos représentants ont demandé à ce que Libé soit capitalisé à hauteur de ses besoins de financement au moment de son passage sous la coupe du fonds de dotation. Ils n'ont malheureusement pas été entendus. En début de semaine, Altice promettait une enveloppe de 13 millions d'euros, en plus de l'effacement des dettes - une opération comptable n'entraînant pas de nouveau décaissement. Le groupe de Patrick Drahi assure aux élus du personnel qu'il ne laissera pas tomber Libé dans les années à venir, qu'il lui apportera les moyens de sa pérennité. Mais il refuse de s'engager formellement par écrit, avec un accord en bonne et due forme juridique.

Pour nous, salariés de Libération, garants et dépositaires de l'histoire de ce journal, le transfert vers ce fonds de dotation ressemble à un grand saut dans le vide. Dans un communiqué publié lundi, nous regrettions «la faiblesse des engagements financiers annoncés par Altice». Et nous appelions le groupe de Patrick Drahi, qui a soutenu financièrement Libé depuis 2014, à augmenter le montant de son abondement pour coller - au moins - aux estimations de Denis Olivennes. Mercredi, l'actionnaire évoquait cette fois la somme de 15 millions d'euros… Un montant trop modeste au regard des grandes ambitions prononcées mi-mai. En 2019, Altice France a comptabilisé des revenus de 10,8 milliards d'euros et un Ebitda de 4,2 milliards d'euros. Les besoins de financement de Libé d'ici 2023, tels qu'ils sont calculés par le directeur général, représentent 0,4 % de ce second chiffre.

Salle du comité de rédaction de Libération, en avril.

Photo Denis Allard pour

Libération

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Avec une évaluation à 17,4 millions d'euros, Denis Olivennes est très optimiste. Elle se base sur une très forte progression du nombre d'abonnés numériques, une relative stabilité des ventes papier, un doublement des recettes publicitaires et un quasi-maintien des revenus liés aux événements organisés par Libé. En pleine crise sanitaire et économique, le pari est osé. Les élus de la SJPL et du CSE ont demandé au cabinet d'expertise Technologia de mener sa propre estimation. Le résultat est moins heureux : il table sur une fourchette de besoins de financement allant de 21,5 à 30,2 millions d'euros. La réalité se situe sans doute par ici.

Par ailleurs, des doutes juridiques entourent le fonctionnement du fonds de dotation. L'argent versé à ce fonds, qui permet à son émetteur de bénéficier d'un système de défiscalisation, peut-il redescendre à la filiale commerciale - donc à but lucratif - que restera Libération ? Mandaté par les représentants du personnel, le cabinet d'avocats Gide Loyrette Nouel, qui a échafaudé le fonds de dotation de Mediapart, estime que non. Selon lui, le schéma ne fonctionne qu'avec une entreprise qui gagne de l'argent. Altice et ses conseils affirment l'inverse. Le débat est ouvert.

«Volonté ferme»

Second enjeu : la gouvernance de la nouvelle architecture. Mi-mai, nous avons immédiatement fait part de notre volonté d'y être associés, y voyant l'une des conditions pour «renforcer la confiance des lecteurs et l'indépendance de Libération». A sa nomination, Denis Olivennes avait annoncé vouloir renforcer la participation des salariés à la marche du journal. Trois mois et demi après le début des discussions, rien n'est scellé. Alors qu'il était initialement prévu que Laurent Joffrin siège au conseil d'administration du fonds de dotation, son départ pour lancer un mouvement politique laisse désormais pleine et entière la question de la représentation de l'histoire et des valeurs du journal au sein de cette instance - le principe d'une représentation directe des salariés ou indirecte par la société civile ayant été d'emblée exclu par Altice. Le fonds devrait se voir doté d'une charte éthique, en cours de discussion.

Quant aux négociations sur la place des salariés dans la gouvernance du journal, elles sont pour l'heure au milieu du gué. Un point de consensus : les élus de la SJPL seront informés préalablement des décisions structurantes prises au-dessus de Libé, au niveau de sa nouvelle holding. Reste désormais à trouver un accord sur tout le reste, notamment les modalités de notre présence au capital du journal (actuellement, la SJPL dispose d'une part sociale), ou encore les décisions sur lesquelles nos représentants pourraient bénéficier d'un droit de veto.

Les élus entendent poursuivre les discussions «avec la volonté ferme de renforcer l'indépendance de la rédaction et sa participation à la gouvernance du journal», comme l'indique notre communiqué de lundi. Nous l'avons dit il y a trois mois et demi : le transfert à un fonds de dotation peut être une opportunité et une chance. A condition que les garanties que nous demandons nous soient accordées. Il en va de l'avenir de Libé.