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Attentats

Procès «Charlie» : «Faire la lumière sur qui a commandité ce massacre barbare»

Attentats de «Charlie Hebdo» et de l’Hyper Cacher : un procès hors normedossier
La première des 49 journées d'audience du procès emblématique des attentats terroristes, qui ont ébranlé le pays en 2015, a débuté ce matin au tribunal de Paris.
Le dessinateur et directeur de la rédaction de «Charlie Hebdo» Riss, mercredi au tribunal de Paris. (Photo Marc Chaumeil pour Libération)
publié le 2 septembre 2020 à 17h21

C'est une longiligne silhouette, crâne rasé, veston marine et baskets. Seul sur un banc du vaste atrium du palais de justice de Paris, grouillant de la foule des grands jours, un homme d'une cinquantaine d'années, l'air pensif, boit son café. Cet homme que personne ne remarque derrière son masque, c'est Laurent Léger. Le 7 janvier 2015, il participait à la conférence de rédaction hebdomadaire de Charlie Hebdo quand ont surgi, vers 11 h 30, les frères Chérif et Saïd Kouachi. En quelques minutes, ils exécutent douze personnes dont les dessinateurs historiques du journal satirique, Cabu et Wolinski, et un policier dans leur fuite.

Cinq ans plus tard, ce rescapé de l'attaque terroriste attend son avocat. Car dans quelques minutes s'ouvrira le procès de cet attentat, ainsi que celui des attaques de Montrouge (Hauts-de-Seine) et de l'Hyper Cacher, survenus les deux jours suivants. «J'ai besoin de savoir si on va réussir à faire la lumière sur qui a commandité ce massacre barbare», confie Laurent Léger, d'un ton froid et monocorde.

Journaliste familier des affaires judiciaires, il sait que, parfois, la justice ne lève pas tous les mystères des crimes qu'elle dissèque : «Je n'ai pas d'attente… Mais je comprends qu'on en ait.» Il sera entendu mardi prochain dans ce procès historique, lequel sera intégralement filmé pour «la constitution d'archives historiques de la justice» – une première pour une audience liée au terrorisme.

Dans la salle des pas perdus du tribunal de Paris, mercredi.

Photo Marc Chaumeil pour Libération

Dans l'atrium, il est à peine 8 heures que c'est déjà la bataille des perches et des micros. Une centaine de médias ont été accrédités. Il faut se faufiler pour entendre les mots des avocats, des parties civiles, arrivant progressivement. «L'organisation de ce procès est une déclaration très forte, estime Christophe Deloire, le secrétaire général de Reporters sans frontières. On est dans un moment où l'intolérance religieuse est si puissante, si croissante qu'on a besoin d'indication très forte des garanties de la liberté d'expression.» Et de poursuivre : «Charlie Hebdo a été victime de son droit à la critique des systèmes de pensée. Tous ceux qui s'opposent à ce droit doivent être condamnés», avant de saluer le choix de l'hebdomadaire de republier ce mercredi les caricatures de Mahomet.

«Cluster ambulant»

Le chemin qui mène à la très désirée salle 2.02, d'ordinaire occupée par une chambre correctionnelle, s'apparente à celui des pèlerins. De longues processions d'avocats, de journalistes et de parties civiles se succèdent lors des nombreux filtrages et fouilles, dans une ambiance pas toujours câline. Les vingt premiers journalistes arrivés ont le privilège d'entrer dans le saint des saints, les autres ne pouvant prendre place que dans des prétoires réquisitionnés pour la visioconférence. Du coup, ça frotte dur. Le procès, au nom de sa dimension cathartique et éducative est certes filmé, mais la justice se vit aussi par les regards, les soupirs, les intonations, toutes ces effusions qui, en dépit de la lourdeur des crimes jugés, rappellent qu'elle est surtout l'affaire des hommes.

On aurait pu imaginer les mâchoires se serrer encore à l'approche de 10 heures. Au contraire, dans la flopée de petits conciliabules qui se créent en attendant la cour, quelques rires s'échappent. Ceux de confrères avocats se découvrant masqués et se demandant ce que ressentiront ceux qui, dans cinquante ans, consulteront les images et s'ébahiront de ces débats couverts par le tissu. «Reste à savoir si on ira au bout du procès [prévu mi-novembre, ndlr], recadre une robe noire. Cette salle est un cluster ambulant.»

A 9 h 59 précises, la tignasse grise de Riss passe la lourde porte. Derrière lui, la cohorte de gardes du corps qui lui emboîte le pas rappelle le poids de l’histoire et ramène le silence. En guise de premiers mots, le président de la cour, Régis de Jorna, opte pour une absolue sobriété, en rappelant simplement le port obligatoire du masque, en vertu du décret du 17 juillet 2020. Il n’y aura donc pas d’incipit solennel, comme le font parfois les magistrats pour rappeler à tous d’être à la hauteur de l’enjeu.

Rupture

L'appel des onze accusés esquisse d'ailleurs le visage ordinaire de la délinquance française. Avant leur incarcération, ils étaient «gérant de garage, auto-entrepreneur dans le textile, ambulancier». En l'absence des frères Kouachi et d'Amedy Coulibaly, tous abattus par les forces spéciales en 2015, ainsi que des frères Belhoucine et d'Hayat Boumeddiene, présumés morts ou présents en Syrie, dix d'entre eux doivent répondre de leur participation à «l'association de malfaiteurs terroristes criminelle».

Me Isabelle Coutant-Peyre, avocate d’Ali Riza Polat, poursuivi pour «complicité».

Photo Marc Chaumeil pour Libération

La première banderille est venue de Me Isabelle Coutant-Peyre, qui se distingue depuis des décennies par ses défenses de rupture. Conseil d'Ali Riza Polat, le seul des présents qui risque la perpétuité pour «complicité d'assassinat», elle n'y est pas allée par quatre chemins pour engager les hostilités. L'avocate a exigé un supplément d'informations, considérant qu'il manquait plusieurs des acteurs clés ayant participé à l'achat des armes à feu, notamment Claude Hermant, l'ex-indic des douanes. «Je voulais dire également que, si la douleur des victimes est définitive, tout cela aurait pu être évité si les services de renseignement avaient fait un travail sérieux. Les frères Chouaki (sic) et Amedy Coulibaly ayant été abondement surveillés.»

Indignations immédiates et à moult voix des parties civiles. Mais dans la bataille, Isabelle Coutant-Peyre aura au moins fait sauter le port du masque à la barre. Et pour ça, au moins, ses confrères lui rendent grâce.