Ce matin-là, il faisait froid et gris. Et Sigolène Vinson voulait rire, «parce que c'est bien de rire en hiver». Ce matin-là, c'était aussi l'anniversaire de Luz, et «Sigo» a voulu lui offrir un gâteau. Elle est allée à la boulangerie, lui a acheté un marbré, «un gâteau [qu'elle] n'a jamais trouvé ni beau ni bon, mais il n'y avait plus que ça». Coco, elle, a amené sa fille à la crèche. Puis, comme chaque matin, elle a fouillé ses poches et son badge n'y était pas. Alors, en arrivant au pied de la rédaction de Charlie Hebdo, rue Nicolas-Appert (Xe arrondissement), elle a appelé Charb, le matinal, qui dessinait déjà à son bureau. «Charb, c'était mon badge», souffle-t-elle.
Mardi, leurs mots et leurs voix ont fait disparaître les murs du palais de justice de la porte de Clichy, mués, de brefs instants, en joyeuse salle de rédaction. Les visages de Charb, Wolinski, Tignous, Bernard Maris, défilent à nouveau. On les entend rire, s’engueuler. Angélique Le Corre, Coco, «Sigo», Laurent Léger savent raconter. Pour certains, c’est leur métier. Alors, quand ils racontent la mort…
Chaos
Coco est la première à la rencontrer, au hasard d'une clope, «en bas de la cage d'escalier». Les frères Kouachi, refaits de noir, cagoulés, lourdement armés, hurlent son nom. Elle ne comprend pas. Angélique Le Corre, la standardiste avec qui elle partage sa pause cigarette, est plaquée au mur. «Toi, tu restes là», lui intime l'un des tueurs. Voilà Coco seule sur la route du chaos : «Ils me demandent de les guider, j'ai une arme plantée dans le dos. Charb dessinait tellement bien les armes que je savais exactement que c'était une kalachnikov. J'ai pu ressentir une force, une détermination qui émanait d'eux.» «Dépossédée d'elle-même», la dessinatrice se trompe de chemin et s'arrête au premier étage. A la barre, où il faut être si stoïque d'ordinaire, elle se plie en deux, mains sur la tête, et mime : «J'étais dans cette position, je hurlais "pardon, pardon". J'ai cru que cette erreur me serait fatale.» Les Kouachi l'épargnent, demandent Charb, crient : «Pas de blague, vous avez insulté le prophète, on est Al-Qaeda Yémen.» Sans trop savoir pourquoi, Coco entend «c'est Al-Qaeda à Rennes.» Elle a aussi une «pensée fulgurante pour sa fille», l'une des dernières à traverser son esprit avant d'arriver sur le palier et de taper le fameux code d'accès, qui ouvre définitivement la voie aux terroristes. Puis, c'est le son des balles. Elle pense : «C'est nul en fait le bruit d'une arme, c'est court, sec.»
Dans la salle de rédaction, Sigolène Vinson sent un souffle dans son dos. Quelques nanosecondes, permises par une demande - «Il est où Charb ?» - et un cri - «Allah akbar» - la font s'abriter derrière un muret. Mais Chérif Kouachi la découvre et la braque : «A ce moment, j'avais accepté de mourir, dit-elle, flamboyante malgré les larmes. Je pensais que c'était mon tour. Mais il a secoué la tête et il s'est penché vers moi. J'ai cru qu'il me consolait, que son regard était doux. Je regrette d'avoir dit ça. Il m'a dit que ce que je faisais était mal. Je n'ai pas compris car j'écrivais des chroniques prud'homales, je défendais les salariés. C'est là qu'il m'a dit "Je t'épargne parce que tu es une femme."»
Reconstruction
Hébétée, Sigolène Vinson s'en veut de ne pas avoir dit à Chérif Kouachi, qui glorifiait le Yémen, «qu'elle habitait à 30 kilomètres, à Djibouti.» Qu'elle «a grandi aux pieds d'un minaret et que les cinq prières par jour étaient ses repères.» Ensuite, elle déambule dans le chaos de la salle de rédaction, ouvre une fenêtre, passe une jambe, mais se dit «que c'est trop haut, qu'elle ne peut pas sauter». Son regard se fixe sur la «cervelle de Bernard Maris, étendue sur le sol ». Cette cervelle qui, quelques minutes plus tôt, était autant «d'intelligence, d'humanité, d'humour». «Je n'ai pas voulu piétiner ça, alors j'ai enjambé.»
A la barre, tous parlent de leur lente reconstruction. Coco craignait, en voyant sa fille, «de ramener un monstre à la maison». Sigolène est mieux «sous l'eau, avec des requins-baleines, que hors de l'eau». Journaliste d'investigation et, de ce fait, familier des procédures judiciaires, Laurent Léger déplore, lui, l'absence de l'homme suspecté d'être le commanditaire de l'attaque, Peter Chérif. Arrêté à la suite d'une incroyable coïncidence près de la maison d'enfance de Sigolène Vinson à Djibouti, en décembre 2018, ce dernier a été transféré en France et mis en examen dans un volet disjoint. Le journaliste craint que le procès ne puisse pas répondre à «toutes les questions».
Au matin du 2 septembre, jour de l'ouverture du procès, Riss écrivait dans son édito : «Nous ne nous coucherons jamais.» A l'unisson, l'équipe rappelle qu'elle honorera le serment. Coco : «Je ne suis pas blessée, je n'ai pas été tuée. Mais je vivrai avec jusqu'à la fin de mes jours. Je me suis sentie impuissante. C'est l'impuissance qui est le plus dur à porter. Je me suis sentie très longtemps coupable. Au bout de deux ans, ça allait mieux. Suffisamment pour me rendre compte que ce n'est pas moi la coupable là-dedans. Les seuls coupables sont les terroristes islamistes et ceux qui les ont aidés. Et plus globalement, dans la société, ceux qui ferment les yeux sur l'islamisme et qui baissent leur froc devant une idéologie.» Angélique Le Corre avise : «Je ne suis pas terrorisée.»