Carlos Ghosn, ancien patron de Renault-Nissan, a-t-il divisé par deux ses émoluments chez le constructeur japonais en échange de la garantie de percevoir après son départ un montant compensatoire sciemment omis dans les documents destinés aux actionnaires ? C'est à cette question clé que va devoir répondre le tribunal de Tokyo qui juge à partir de ce mardi l'Américain Greg Kelly, ex-bras droit du magnat déchu de l'automobile. «Carlos Ghosn Bichara», qui s'est enfui du Japon fin décembre 2019 pour Beyrouth alors qu'il était en liberté conditionnelle dans la capitale nippone après son arrestation spectaculaire et plusieurs mois de détention, sera le grand absent du procès dont il aurait dû être la vedette. La justice japonaise le soupçonne de malversations financières mais c'est Kelly qui devra en répondre seul dans le box des accusés. «J'aurais voulu qu'il soit là pour témoigner. Il a pris la décision qu'il a jugé la meilleure pour lui et sa famille», a regretté Greg Kelly, interrogé par la chaîne publique nippone NHK avant l'ouverture du procès.
Arrêté en même temps que Ghosn le 18 novembre 2018, Kelly a été relâché sous caution le 25 décembre, avec interdiction de quitter le Japon. Obligation à laquelle il s'est, lui, conformé. Maintes fois annoncé, «le procès a été reporté à cinq reprises», déplore sa femme dans un mail à Libération. La crise sanitaire n'a rien arrangé. Ex-administrateur de Nissan, Kelly est soupçonné d'avoir échafaudé le montage permettant de dissimuler des revenus différés promis à Carlos Ghosn en tant que président de Nissan, en évitant de les mentionner dans des rapports annuels destinés aux actionnaires. L'intéressé, qui ne parle pas japonais, nie : «Je ne suis impliqué dans aucune malversation. Je n'ai violé aucune des règles relatives à la publication des informations d'entreprise.» Nissan, qui a livré Ghosn et Kelly sur un plateau à la justice, s'accuse aussi dans ce volet de l'affaire. Sur le banc des prévenus en tant que personne morale, l'entreprise partenaire de Renault est forcée d'admettre sa culpabilité pour les déclarations erronées, sans quoi elle absoudrait de facto Kelly et Ghosn sur ce volet de l'affaire.
75 millions d’euros en question
Le dossier est subtil : mardi, devant le juge, calmement, Greg Kelly explique que Ghosn était gêné aux entournures par les sommes qu'il encaissait : «A partir du moment où la loi l'obligeait à les rendre publics, il a voulu réduire sa rétribution annuelle parce qu'il craignait que le gouvernement français soit mécontent en raison du montant des revenus perçus chez Nissan.» Ces dernières années, le double salaire perçu par Carlos Ghosn au titre de PDG de Renault et de Nissan – 15 millions d'euros au total – faisait polémique en France. Mais, assure Kelly, «il ne lui a jamais été fait de promesse» de percevoir après sa retraite des sommes définies non déclarées aux actionnaires. Faux, rétorque Nissan qui a fourni les pièces aux procureurs : il y a des documents signés qui démontrent qu'il devait toucher après sa retraite l'équivalent de 9,1 milliards de yens (75 millions d'euros au cours actuel), somme qui n'apparaît pas dans les documents boursiers.
Que risque Greg Kelly ? En théorie jusqu'à dix ans de prison. D'autant qu'il reste pour le moment aligné sur la version de son ancien supérieur. Mais jusqu'à quel point Kelly va-t-il couvrir les agissements supposés de Ghosn qui s'est exfiltré en le laissant seul au procès ? Interrogé par Libération, Yasuyuki Takai, ex-inspecteur de la cellule d'investigation qui a arrêté Ghosn, estime que «le point clé est de savoir si oui ou non Nissan s'était engagé à payer à Ghosn une somme contractuellement définie. Si oui, elle aurait dû être déclarée, car c'est un paramètre important pour les actionnaires». Mais l'avocat Nobuo Gohara, qui a aussi précédemment occupé les mêmes fonctions d'enquêteur, pense que ce dossier n'aurait pas dû finir au pénal. «Si Nissan estimait qu'il y avait un problème avec les rapports aux actionnaires, il suffisait de vérifier avec les autorités et avocats puis de corriger si nécessaire. Il est clair que ce n'est pas un délit justifiant l'arrestation de MM. Ghosn et Kelly.»
Le témoignage clé de Hiroto Saikawa
Pourtant, pour bien enfoncer le clou et la tête de son ex-patron (et incidemment de Kelly), Nissan a, après-coup, provisionné les sommes non déclarées. Elles sont donc clairement mentionnées quelque part dans les comptes, même si elles ont pu être définies sans que Kelly n’en sache rien. L’ex-patron de Nissan et fossoyeur de Ghosn, Hiroto Saikawa, lui-même éjecté de l’entreprise depuis, sera un des témoins importants dans cet imbroglio auquel échappe le principal visé.
Le sexagénaire Kelly n’est inculpé que sur ce volet du scandale Ghosn. Il n’est pas concerné par les deux autres grands chefs d’accusation touchant le patron déchu : des détournements de fonds de Nissan via des intermédiaires au Moyen-Orient. Ghosn, lui, ne sera pas jugé à moins de revenir au Japon (ce qui et peu probable), car la loi nippone ne prévoit pas de procès en l’absence de l’accusé (hormis pour une personne morale qui peut se faire représenter par ses avocats).
Ce procès, qui remet à la une l’affaire Ghosn, n’est pas forcément du goût de l’actuelle direction de Nissan dont la priorité est d’en finir avec ce passé peu reluisant et de redresser la boîte, qui a bu une deuxième fois la tasse avec la crise sanitaire.