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A la barre

Procès des attentats de janvier 2015 : à l’imprimerie, «j’ai arrêté de respirer, de bouger»

Attentats de «Charlie Hebdo» et de l’Hyper Cacher : un procès hors normedossier
Mercredi, le gérant de l’entreprise de Seine-et-Marne où s’est achevée la traque des frères Kouachi, Michel Catalano, et son ancien employé, Lilian, ont raconté à la barre leur prise d’otages.
A Dammartin-en-Goële (Seine-et-Marne), le 9 janvier 2015, avant l’assaut contre les frères Kouachi. (Photo Joël Saget. AFP)
publié le 16 septembre 2020 à 20h26

Leurs pleurs se répondent en écho. «Tout ce que j'ai fait, c'est pour préserver la vie de Lilian», dit l'un. «J'ai pensé à ma famille, j'ai pensé à Michel. Michel qui s'était sacrifié pour moi», confie l'autre. Mercredi, la cour d'assises spécialement composée de Paris entendait les parties civiles et témoins des toutes dernières heures de la traque des frères Chérif et Saïd Kouachi, qui s'est achevée par une prise d'otages dans une imprimerie de Dammartin-en-Goële (Seine-et-Marne), à l'issue de laquelle les terroristes ont été abattus par le Groupe d'intervention de la gendarmerie nationale (GIGN).

A la barre, le gérant, Michel Catalano, cravate noire et légion d'honneur épinglée sur costard anthracite, relate ainsi, une énième fois, ce vendredi 9 janvier 2015 où ont surgi dans «l'entreprise de [sa] vie» les deux fugitifs les plus recherchés de France. «A chaque fois que je raconte, je sors exténué, mais je pense que c'est important, que c'est nécessaire pour que les gens comprennent à quel point c'est difficile», dit l'imprimeur, très éprouvé.

Ce vendredi-là, ils allaient fêter son anniversaire entre collègues. On sonne à la porte. A sa demande, Lilian, alors employé de l'imprimerie, va ouvrir. Mais depuis la baie vitrée où il se penche, Michel Catalano distingue une silhouette armée «d'une kalachnikov et d'un lance-roquettes». «Ce sont eux», lance-t-il à Lilian, avant de lui intimer, dans un réflexe salvateur : «Cache-toi et coupe ton portable !» Sans la moindre hésitation, le graphiste, alors âgé de 26 ans, court se planquer sous le meuble de l'évier du réfectoire. «J'avais pensé la veille où me cacher s'ils venaient ici», explique-t-il face à l'étonnement de la cour. On diffuse en grand les images de ce placard, si encombré par des objets et exigu que toute la salle retient son souffle : comment imaginer qu'un homme ait pu y tenir plus de huit heures durant ?

 «Eternité»

Très vite, raconte Lilian, il entend les Kouachi aller et venir dans les locaux, craint qu'ils n'inspectent les différentes pièces. «J'ai pensé à mon manteau et ma sacoche qui étaient sur ma chaise et pouvaient me trahir […], mon cœur s'est arrêté de battre, j'ai arrêté de respirer, de bouger.» Le temps lui paraîtra «une éternité», jusqu'à en perdre la notion. Au même moment, à une cinquantaine de kilomètres, la prise d'otages menée par Amedy Coulibaly, qui fera quatre victimes, a commencé dans l'Hyper Cacher de la porte de Vincennes.

Lilian restera recroquevillé à guetter le moindre signe : «Mes seuls repères, c'étaient mes oreilles.» Depuis sa cachette étroite, il entend ainsi les déflagrations des échanges de feu entre les deux premiers gendarmes envoyés sur les lieux et les frères Kouachi. Il comprend aussi que l'un d'eux, Chérif, est blessé, et que Michel Catalano se propose de le soigner.

Il faut se faire le plus petit possible, mettre «son cerveau en pause», «son cœur en pause», tenir malgré les muscles tendus, le siphon qui vient cogner le dos. Ne pas provoquer le moindre bruit. A tel point que pendant plusieurs heures, Lilian n'ose attraper son portable glissé dans sa poche. Il est pourtant appelé de toutes parts par ses proches inquiets : «Toutes ces vibrations auraient pu me mettre en danger… J'ai dû me recroqueviller encore plus que je ne l'étais pour ne pas que mon portable touche le fond du meuble et qu'on sache que j'étais là», raconte-t-il, en larmes. Il finira par pouvoir s'en servir et communiquera de façon précieuse avec sa famille et les forces d'intervention.

 «Ombre»

Le jeune homme décrit aussi ce qui fut pour lui «le moment le plus marquant de cette journée» : un des frères Kouachi «est rentré dans le réfectoire, il a commencé à chercher de la nourriture dans les placards, a ouvert le placard du fond, les deux portes, le frigo, puis le meuble juste à côté du mien…» Lilian pleure, encore. Le terroriste se trouve maintenant juste au-dessus de lui. «J'ai vu son ombre à travers la porte, je l'ai entendu se laver les mains. […] J'étais tétanisé.» Le siphon fuit, l'eau glacée coule sur son dos.

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Même la délivrance que viendra constituer l'assaut n'est pas exempte d'inquiétudes. Alors que les hélicoptères tournent autour de la zone, le jeune homme pense : «S'il y a une intervention, je vais prendre une balle. Je sais que les murs c'est du Placo et que les balles, ça traverse le Placo.» Protecteur jusqu'au bout, Michel Catalano, dès qu'il se retrouve dehors, a ces premiers mots pour son employé : «La première chose que j'ai faite en sortant, c'est de dire aux gendarmes : "Faites attention, il y a Lilian à l'intérieur." J'avais le souffle coupé, j'étais en apnée […]. C'est quand j'ai entendu "cibles neutralisées, otage vivant" que j'ai enfin pu respirer.» Vivant, mais pas indemne. Si Michel Catalano a pu sauver son imprimerie, Lilian, lui, n'a jamais pu y retourner.