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Chronique «Vous êtes ici»

Dispositifs anti-SDF : la rue est à tout le monde

Chronique «Vous êtes ici»dossier
Chaque semaine, une histoire de villes, d'architecture et d'enjeux urbains. Aujourd'hui, une méthode pour tourner le dos au mobilier urbain hostile aux sans-abri et rendre l'espace public hospitalier.
Un dispositif anti-SDF devant une boutique fermée, rue Sainte-Catherine à Bordeaux. (Sophie Garcia/Photo Sophie Garcia.Hans Lucas)
publié le 17 septembre 2020 à 18h40

C'est un livre qui devrait figurer dans toutes les mairies, entre le code électoral et le code de l'urbanisme. Il rappellerait aux maires qu'on n'est pas obligé de hérisser sa ville de pics, de bornes, de poteaux, d'interdictions et d'obstacles anti-SDF pour complaire à l'électeur. Un espace public bienveillant pour les plus faibles est bon pour toute la population. C'est une affaire de morale ou de conviction, certes, mais aussi de méthode.

Dans Lire la ville. Manuel pour une hospitalité de l'espace public (1), l'architecte et urbaniste Chantal Deckmyn détaille cette méthode. En 1997, elle a fondé Lire la ville, un atelier urbain fondé sur le récit des lieux par les gens. Or s'il arrive encore que l'espace public soit accueillant, il devient aussi, de plus en plus souvent, repoussant. A quoi ça tient ?

Dispositifs casse-gueule

A beaucoup de petites choses. Le livre est un manuel fait pour servir. On y découvre que, dans la qualité d’un espace public, dans le fait qu’on se sente bien là, tous les «objets de base» comptent : les sols, les bancs, les fontaines, les toilettes, les kiosques, les bains publics, la zone qui sépare privé et public. Mais aussi les endroits ouverts à tous : parkings, gares, lieux de culte ou centres commerciaux. Nul besoin d’être un spécialiste pour comprendre. L’autrice est fort pédagogue et les pages «Exemples, Contre-exemples» font office de formation accélérée.

Cas le plus édifiant, celui des bancs. Dans les «exemples» : les bancs longs, en face-à-face, où l’on peut s’allonger. Dans les «contre-exemples» : les bancs anti-SDF avec division sur l’assise, les chaises écartées rivées au sol, le banc convexe qui fait glisser. Les sols sont évidemment très propices à l’exercice, tant les dispositifs casse-gueule destinés à décourager les sans-abri mais aussi le stationnement sauvage, sont légion.

Malfaisance et laideur

On ressort de cette lecture avec une première certitude : quand l’espace public est aménagé pour écarter les populations indésirables, il finit par écarter les populations tout court. Une seconde aussi : ce ne sont pas seulement les humains qui sont maltraités par ces aménagements malvenus, c’est l’espace public lui-même. La malfaisance et la laideur vont bien ensemble.

Reste une interrogation : comment se fait-il que la rue, esquissée à l’origine pour accueillir tout le monde, ait pu devenir l’outil d’un tri ? Est-ce une fatalité ? En élargissant son propos à l’histoire, la nature, la nuit ou la sécurité, Chantal Deckmyn donne des clés. Elle ne fait pas la morale, elle indique comment faire autrement. Urbaniste mais aussi philosophe, l’observatrice ne distribue pas les mauvaises notes.

D'autres le font à sa place et ils ont bien raison. Depuis 2019, la Fondation Abbé-Pierre décerne ses «Pics d'Or» aux villes mettant en place les pires dispositifs anti-SDF. En 2020, Lyon, Toulon, Lille, Calais, Paris : il y en a pour tout le monde. Les catégories vont de «Fallait oser» à «Ni vu ni connu» en passant par «Bouge de là». Souvent, ce sont des inconnus qui les photographient et les signalent sur Twitter sous le hashtag #SoyonsHumains. Dans l'espace public, reconquérir l'hospitalité est un sport de combat. Heureusement, il reste des lutteurs.

(1) Lire la ville. Manuel pour une hospitalité de l'espace public, par Chantal Deckmyn. Editions Carré, 258 pages, 28 euros. Avec le soutien de la Fondation Abbé Pierre et d'AG2R La Mondiale.