«Je le vis très mal, ça ne me fait pas du tout plaisir d'être là.» Pourtant, Romain D. est bien là, devant la cour d'assises spécialement composée de Paris. Péniblement, l'homme de 38 ans revient sur la tentative d'assassinat dont il a été victime, lors de son footing, le 7 janvier 2015 au soir, quelques heures après l'attaque terroriste dans les locaux de Charlie Hebdo et l'exécution du gardien de la paix Ahmed Merabet. Péniblement, l'homme raconte ce qui fait de lui cette victime si discrète, presque oubliée des attentats de janvier 2015.
Comme à son habitude, le sportif aguerri court ce soir-là sur la coulée verte au niveau de Fontenay-aux-Roses. C'est l'hiver, la nuit est tombée. Il est environ 20h30 quand Romain D. dépasse un homme, «doudoune et capuche sur la tête», assis sur un banc. Immédiatement, un premier tir : «Je ne savais pas ce qui se passait, je tenais mon bras, j'étais comme un poisson hors de l'eau, j'ai senti la poudre, les éclats de balle à côté de mon visage. […] J'ai entendu : "Prends ça enculé" ou "Prends ça enfoiré".» Romain D. s'écroule au sol, son casque vole en éclats, puis se retourne. «Le mec, il était comme ça, fléchi, il me braquait. Il était pas loin, plus près que vous monsieur le président», mime-t-il à la barre. «J'ai regardé tout de suite ses yeux, le temps s'est figé. J'ai senti une hésitation, mais aussi qu'il voulait terminer le travail. Je me suis dit : "C'est maintenant ou jamais".» Le joggeur aux muscles encore chauds se relève très vite, court «dans le sens contraire» de la direction de l'assaillant et a même l'idée de zigzaguer dans sa foulée pour éviter les tirs. Mais, il est à nouveau touché : «J'ai senti une douleur aux fesses et aux jambes», se souvient la silhouette longiligne, qui a réussi à trouver assistance auprès d'un pavillon voisin.
Artère fémorale
Atteint en réalité par cinq balles, Romain D. a été hospitalisé pendant près d'un an. Greffé de l'artère fémorale, il a subi des opérations tous les deux jours pendant plus d'un mois. Son état de santé n'est stable que «depuis un an et demi». Ainsi, le sportif a dû faire le deuil de sa forme d'antan : «Je peux courir de petites distances, mais après j'ai mal à la jambe.» Séquelles au mollet, à l'orteil, à la main et «2 mètres d'intestin grêle» en moins… Intérimaire à l'époque, il n'a toujours pas repris le travail mais a récemment découvert la photo, dont il espère «faire [son] métier». Comme tous ceux ayant croisé la route des terroristes des tueries de janvier 2015, il a vu son quotidien bouleversé par les conséquences post-traumatiques. «Pas facile» de sortir, entre «les crises d'angoisse» et les virées au restaurant où, «si je trouve quelqu'un bizarre, je vais me faire un film dans ma tête». Quoique discret sur la vie d'après, Romain D. se livre un peu, accompagné par la bienveillance de son avocate Me Nathalie Senyk :
«Sur le plan psychologique, comment peut-on sortir de cette histoire ?
— On s’en sort pas. On ne peut pas s’en sortir.
— Et avec cette audience ?
— C’est difficile, ça rajoute. Je ne peux pas faire autrement, je suis tout seul dans cette histoire. Soit on se laisse crever, soit on garde la tête haute. Je le vis très mal, même ce procès je le vis mal, tous les jours j’ai mal à la tête.»
Mais ce n'est pas tellement ce qui intéresse la cour, qui cherche surtout à savoir si l'homme qui a grièvement blessé Romain D. avait la peau noire. De fait, l'expertise balistique a démontré que l'arme avec laquelle le joggeur a été visé est celle utilisée… par Amedy Coulibaly lors de la prise d'otage de l'Hyper Cacher de la porte de Vincennes. En outre, avant de planquer dans son «appartement conspiratif» à Gentilly, Amedy Coulibaly résidait jusqu'au 4 janvier à Fontenay-aux-Roses, à quelques centaines de mètres du lieu de l'agression. Le terroriste empruntait d'ailleurs «régulièrement» la coulée verte pour son footing, d'après un témoin cité en procédure. Enfin, une doudoune à col fourrure, similaire à celle repérée par Romain D. malgré la pénombre, a été retrouvée à l'Hyper Cacher.
Planche de photos
Est-ce Amedy Coulibaly ou un autre qui a tiré ? Car Romain D. a constamment affirmé que son agresseur était «une personne à la peau claire, mais mate, comme un nord-africain». Sauf lors de cette première audition, où, devant les policiers, il finit par évoquer un individu «peut-être black ou antillais». «Il faisait noir, je l'ai vu entre une et trois secondes max», répète aujourd'hui la victime, sensiblement agacée par l'insistance, parfois maladroite, du président Régis de Jorna : «Vous voulez que je vous dise comment s'est passée mon audition, monsieur le président ? [Les enquêteurs] sont venus le lendemain de mon coma, à 10 heures. J'ai appelé ça un interrogatoire. Ils n'ont pas arrêté de me demander : "Il était noir ? T'es sûr qu'il n'était pas noir ? T'es sûr que c'était pas Coulibaly ? Ça a duré deux heures, j'étais fatigué. A la fin, j'en ai eu marre.»
La cour diffuse une planche de photos sur laquelle apparaissent plusieurs visages. Au cours de l'instruction, Romain D. a déclaré qu'Amar Ramdani, un des accusés suspecté d'avoir fourni des armes à Coulibaly, était celui ressemblant le plus à son assaillant : «On m'a toujours demandé si j'étais sûr à 100%, j'ai toujours dit : "Non, je ne suis pas sûr". Tout ce que je peux dire aujourd'hui, c'est que : "Oui, je suis sûr à 80% que c'est lui".» Dans le box, Amar Ramdani se lève : «Moi, je suis sûr à 100% que je n'ai jamais tiré sur un homme.» Son éventuelle implication dans le dossier a été écartée : le soir des faits, son portable bornait à son domicile de Garge-lès-Gonesses. A la barre, Romain D. répète pourtant inlassablement : «Mon agresseur n'était pas noir.»
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Reste à savoir pourquoi Romain D., à la vie «lisse» et «au-dessus de tout soupçon», a été ciblé ce soir-là. Etait-ce le simple fruit du hasard ? «C'est une affaire qui compte beaucoup de questions auxquelles je n'ai pas de réponse», avait averti l'ex-chef de la sous-direction de la police judiciaire des Hauts-de-Seine, Michel Faury, entendu dans la matinée. Le commissaire avance une «hypothèse» : qu'Amedy Coulibaly ait voulu tester l'efficacité de son arsenal avant de commettre les attentats de Montrouge et de l'Hyper Cacher. «Ces armes sont démilitarisées puis remilitarisées, donc peu fiables. Est-ce que l'auteur a souhaité faire un essai avant de passer à l'action ? C'est possible.»