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Montrouge

Procès des attentats de janvier 2015 : «Ses yeux souriaient. Il avait une espèce de joie dans le regard»

Attentats de «Charlie Hebdo» et de l’Hyper Cacher : un procès hors normedossier
Ce vendredi était entendu Laurent J, l'employé municipal qui a tenté de désarmer Amedy Coulibaly le 8 janvier à Montrouge. Ce dernier y a notamment abattu la policière Clarissa Jean-Philippe. Une hypothèse suppose qu'il visait l'école juive voisine.
Installation en hommage à Clarissa Jean-Philippe, sur le boulevard qui sépare Malakoff de Montrouge, à quelques mètres du lieu où la policière a été tuée. (Photo Charles Platiau. Reuters)
publié le 18 septembre 2020 à 20h17

Son récit, tout en tension et témérité, a scotché la salle d'audience. Ce vendredi, Laurent J., employé du service propreté de la ville de Montrouge (Hauts-de-Seine), est revenu avec force détails sur ce «mélange d'adrénaline, d'hypoglycémie et de haine» qui l'a poussé, dans un geste héroïque, à tenter de désarmer Amedy Coulibaly. Le 8 janvier 2015, veille de la tuerie à l'Hyper Cacher de la Porte de Vincennes, le terroriste abattait sa collègue de la police municipale, Clarissa Jean-Philippe, alors qu'elle intervenait sur un banal accident de la route.

Ce matin-là, il est environ 8 heures quand Laurent J., appelé avec son collègue Eric pour dégager la voirie, a l'impression de sentir «quelqu'un en train de fouiller dans [sa] poche». C'est la manche de la doudoune d'Amedy Coulibaly qui le frôle. «J'ai buggé parce qu'on venait de m'offrir exactement la même», dit à la barre cet homme, aux faux airs de Jason Statham. «Il a sorti une arme de guerre et a tiré immédiatement. J'étais focalisé sur le bout du canon, il y avait des étincelles, type feu d'artifice, ça avait vraiment l'air factice, ce n'était pas comme dans les films.» La scène lui semble si «irréelle» que l'agent municipal agit sans réfléchir : «Avec la main droite, j'ai tapé sur le canon de l'arme, je lui ai dit : «T'es con ou quoi, avec ce qui s'est passé hier, tu fais des blagues comme ça ?!»

Arme enrayée

Mais, Laurent J. aperçoit son collègue atteint au visage. «Il avait la tête ovalisée, des bouts de mâchoire pendaient. […] J'ai eu une montée de haine. Eric, c'était mon binôme, on s'entendait super bien.» Il explique alors être «devenu fou» : «Je me suis dit : "Si je veux survivre, il faut que je lui rentre dedans."» Il agrippe la kalachnikov d'Amedy Coulibaly, engage un corps-à-corps qui «n'en finit pas». D'un ton «militaire», Coulibaly menace : «Tu veux jouer, tu vas crever.»

Le terroriste plonge la main dans la poche de sa doudoune. «J'ai compris direct. Il a sorti un pistolet automatique, du coup j'ai attrapé la base de sa manche.» Face à la ténacité de son adversaire, Coulibaly frappe Laurent J. à la tête. Le voilà les deux mains à terre. «Je l'ai regardé dans les yeux. Je m'attendais à ce qu'il me finisse. […] Ses yeux souriaient. Il avait une espèce de joie dans le regard.» Mais le terroriste «a rangé ses trucs et il est parti». En réalité, l'employé municipal apprendra bien plus tard, au cours de l'instruction, que l'arme s'est enrayée.

Grand gabarit, Laurent J., en jean-baskets, est encore habité par l'action, le corps nerveux, sur le qui-vive. Il le reconnaît lui-même : «Tous mes réflexes ont changé. J'ai plus vraiment de vie, j'ai plus de passions. Maintenant, dès que j'ai du temps libre, je regarde des histoires de terrorisme sur Internet. Je vis constamment là-dedans. […] J'ai un rapport à l'agressivité qui a changé, je ne la supporte plus, je peux monter très vite en pression. Dès que je me sens menacé, je n'arrive pas à gérer, ça part tout de suite.» Lui qui était apprécié pour sa diplomatie confie aussi qu'il a fini par mettre fin à sa relation, un an plus tard, avec celle qui était sa compagne depuis vingt-cinq ans. «Elle m'aimait toujours, mais le problème, c'est que moi j'étais devenu quelqu'un d'autre. Du jour au lendemain, on devient un caillou.»

Même la cérémonie organisée en son honneur par la mairie de Montrouge, terrible ironie du sort, s'est déroulée le 13 novembre 2015. Pire, la ceinture explosive de Salah Abdeslam, un des terroristes du commando ayant frappé Paris ce jour-là, a été retrouvée au pied de l'immeuble où il vivait. «A la fin de l'année 2015, je pensais que Daech, ils avaient un bureau en bas de chez moi.» Rires dans la salle. «Non, ce n'est pas marrant, coupe-t-il. J'avais l'impression de ne pas sortir de ces histoires de terrorisme.» Alors, il espère beaucoup de ce procès - dont il est partie civile - pour «retrouver [sa] vie d'avant», «être plus détendu».

Portrait devant l’école juive

Un peu plus tôt dans la matinée, la mère de Clarissa Jean-Philippe, venue exprès de Martinique, avait confié pudiquement qu'elle ne parvenait plus à consommer de café. C'est une tasse à la main qu'elle a appris la mort de sa fille, décrite par tous ses proches comme une jeune femme passionnée par son métier, «timide et réservée», «croquant la vie à pleines dents». A propos de ce procès, la mère endeuillée avait formulé, très émue, une autre attente que celle de Laurent J. : «Ma fille n'est plus là. Les gens qui ont fait ça ont des complices. Je cherche la vérité. Comment ça s'est passé ? Pourquoi ont-ils tué ma fille ?»

L'employé municipal a «son hypothèse» : «On ne vient pas comme ça, surarmé, dans un quartier en se disant : "Oh je verrai sur place." Non, ce gars-là, il est venu parce qu'il avait une cible. Et quand on voit ce qu'il a fait le lendemain…» Cette «cible», c'est une école juive, située à quelques centaines de mètres à peine de l'avenue Pierre-Brossolette où a été tuée Clarissa Jean-Philippe. Persuadé : «Un terroriste ne va pas braquer un boulanger ou prendre une roue de secours chez Midas ! […] Je pense qu'il avait repéré les lieux à l'avance, mais qu'il est arrivé trop tôt ce matin. Comme il avait déjà sa kalach' et son gilet tactique, s'il restait à cet endroit-là, il risquait de se faire remarquer par une patrouille…» Une piste «intéressante» évoquée à l'audience de la veille par Michel Faury, l'ex-chef de la sous-direction de la police judiciaire des Hauts-de-Seine, mais que «rien n'a permis de confirmer». Aujourd'hui, un portrait de Clarissa Jean-Philippe trône à l'entrée de l'école juive.