Il est 20 h 30 ce 9 janvier 2015, et Eric Cohen «ne sait plus comment il s'appelle». Dans le hall d'une banque réquisitionnée au hasard, face au silence d'une commissaire qui plonge les yeux au sol, nul besoin de mots. Son fils, Yohan, 20 ans, employé de l'Hyper Cacher de la Porte de Vincennes, vient d'être abattu par Amedy Coulibaly.
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Pour cet homme à la chevelure argentée, la douleur, «insoutenable», se double alors d'une mission : taire à sa femme et à sa fille les dernières minutes de Yohan, grièvement blessé. Il y parvient durant de nombreux mois, mais un jour, sa fille tombe sur «l'un de ses innombrables reportages, dans lequel elle entend le récit détaillé de l'une des caissières retenue en otage, Zarie Sibony». L'agonie de Yohan, touché par balle, y est racontée «et c'est un nouvel abysse de chagrin qu'il a fallu gérer». Eric Cohen tient à préciser qu'il n'en veut nullement à «Zarie, [qu'il] aime, mais qu'il ne comprend pas le besoin des médias de tout raconter, tout le temps, dans les moindres détails».
«Je tapais partout»
Dans cette banque, devenue le tombeau de son bonheur, Eric Cohen «est incontrôlable». «Imaginer vivre sans Yohan était impossible, je tapais partout, je ne sais pas comment vous expliquer monsieur le président», murmure-t-il, gorgé d'une colère froide. «Yohan était un garçon altruiste, qui avait un énorme respect pour ses parents. On lui avait appris qu'il n'y a pas de religion différente. Comment est-ce possible d'enlever la vie à un gamin de 20 ans ? Pourquoi cette haine du Juif ?»
Des propos qui font écho à ceux tenus par le jihadiste à Zarie Sibony, dans le huis clos de la supérette : «Vous êtes les deux choses que je déteste le plus au monde : vous êtes juifs et français.» Plus qu'une interrogation, c'est une peur lancinante qui étreint aujourd'hui Eric Cohen. Un temps installée en Israël, sa fille est de retour en France. «Je suis très, très angoissé», confesse-t-il. La semaine dernière, alors qu'il arpentait l'avenue de Wagram, à 16 heures, un homme tente de lui voler sa sacoche. Il s'effondre : «On s'en prend à moi alors que je pèse 110 kilos pour 1 mètre 80. Je ne pense qu'à elle.»
«Veuve à 39 ans»
Cette même peur, paralysante, hante l'esprit de Valérie Braham. «Anxieuse de nature», elle a compris que son époux, Philippe, était «là-bas» quand il n'a pas décroché son téléphone. «Avec mon mari, on avait un deal, raconte-t-elle, la voix éteinte. Même très occupé, il devait décrocher, dire oui, et couper. Au moins, je savais que tout allait bien.» «Veuve à 39 ans», formule qu'elle s'étonne elle-même de prononcer, Valérie Braham ne peut plus emmener les enfants aux «anniversaires, ou même dans un parc». «C'est trop dur de vivre. Le matin, je m'arrache pour continuer. Mon mari, c'était mon pilier, je suis morte avec lui.»
Pour chacune des familles, ce 9 janvier 2015 ressemble à une pénitence éternelle. Franck, le beau-frère d'Eric Cohen, qui est allé reconnaître le corps de son neveu, dit que «sa famille est détruite pour toujours» : «La grand-mère de Yohan a la peau sur les os, son appartement est un sanctuaire.» Chez les Braham, c'est le combat pour ne pas laisser s'étioler le souvenir de Philippe au quotidien : «Je raconte tout le temps des histoires sur leur papa aux enfants, raconte Valérie. Aux fêtes de Pâques, il leur racontait la sortie d'Egypte pendant des heures, il savait capter leur attention. Cette année, j'ai mis une grande photo de lui sur la table et je me suis lancée. Je sentais qu'il était là.»