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Libération
A la barre

Au procès des attentats de janvier 2015, la déradicalisation de Farid Benyettou en question

Attentats de «Charlie Hebdo» et de l’Hyper Cacher : un procès hors normedossier
L'ancien «émir des Buttes-Chaumont» témoignait samedi à la barre. Se présentant comme repenti, il a été interrogé sur la persistance de ses liens avec Chérif Kouachi au début des années 2010.
Farid Benyettou à son arrivée samedi au tribunal. (CHRISTOPHE ARCHAMBAULT/Photo Christophe Archambault. AFP)
publié le 4 octobre 2020 à 15h01

La salle d'audience bruisse d'impatience. Sur les bancs des parties civiles, des survivants des attentats de janvier 2015. Ceux de la rédaction de Charlie Hebdo, Riss, Coco. Mais aussi Romain D., ce joggeur mystérieusement blessé avec un pistolet Tokarev retrouvé ensuite à l'Hyper Cacher. Puis un silence total. Les têtes se tournent. Une silhouette chétive passe la porte, cheveux bruns bouclés et épars, jean un peu trop large, veste de costume anthracite.

L'homme cité comme témoin, samedi après-midi, devant la cour d'assises spécialement composée de Paris, s'appelle Farid Benyettou. «On n'est pas là pour refaire votre jugement», introduit le président Régis de Jorna. Autrefois surnommé «l'émir des Buttes-Chaumont» en raison de son rôle de prédicateur dans cette filière du XIXe arrondissement de Paris – dont l'objectif consistait à acheminer des combattants vers la branche irakienne d'Al-Qaeda – il fut condamné en 2008, trois ans après le démantèlement de la filière, à six ans de prison pour association de malfaiteurs terroriste. Aux côtés d'un de ses jeunes disciples de l'époque : le cadet des frères Kouachi, Chérif.

A 39 ans, le repenti, désormais chauffeur de poids lourd, exprime ses regrets : «Mes premiers mots, je voudrais qu'ils soient pour les victimes et pour leurs proches. Je voudrais leur présenter mes excuses : j'ai une part de responsabilité dans le parcours des frères Kouachi. C'est important de le reconnaître. Je suis vraiment désolé, j'aimerais revenir en arrière, réparer les choses, mais ce n'est pas possible…» Le 8 janvier 2015, il se présente de lui-même devant les locaux de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI).

La veille, il a vu comme tout le monde cette vidéo des Kouachi encagoulés prenant la fuite aux cris de «On a vengé le prophète Mahomet ! On a tué Charlie Hebdo !» : «J'ai reconnu leurs voix, clairement, pour moi y avait plus aucun doute, c'était bien eux. Je me sentais concerné, forcément, ce sont des gens que j'ai bien connus, dit-il légèrement tremblant. J'étais un peu le référent religieux de ce groupe. J'ai encouragé Chérif Kouachi dans son parcours jihadiste, c'est moi qui ai cautionné son projet de départ en Irak (en 2004), c'est moi qui l'ai encouragé dans cette voie. Forcément, j'ai toujours un lien avec lui, son parcours, même si je n'ai pas participé à ce qu'il a fait par la suite.»

Venin

Lorsque surviennent les attentats, Farid Benyettou est élève infirmier à la Pitié-Salpêtrière, hôpital où affluent justement les victimes et leurs proches. Son stage est interrompu. Il n'est jamais devenu infirmier – «le conseil de l'ordre fait tout pour que je ne puisse pas exercer» – mais chauffeur-routier. «Par dépit.» L'ancien agent d'entretien qui prêchait, alors tout juste âgé de la vingtaine, un islam radical les soirs et week-ends, se considère aujourd'hui «déradicalisé». Même si, reconnaît-il, «il y a eu des rechutes».

Accoudé au pupitre de verre, Farid Benyettou déroule une énième fois le cheminement de sa repentance, déjà narrée dans Mon djihad, itinéraire d'un repenti (2017). C'est son passage en prison, affirme-t-il, qui l'amènera progressivement vers d'autres horizons. Cet érudit y passe le baccalauréat, s'inscrit à divers ateliers, s'ouvre à d'autres fréquentations : «Des Basques, des Corses.» «J'ai commencé à voir les choses différemment. Mais le moment décisif pour moi, ça a vraiment été l'affaire Merah. J'ai voulu couper complètement avec les gens que je fréquentais», assure celui qui, libéré début 2009, continuera néanmoins à voir «régulièrement» Chérif Kouachi. 

«On a du mal à vous croire», gronde Axel Metzker, avocat des parties civiles, déplorant l'absence de ce témoin particulier dans le box des accusés. La robe noire ouvre le bal des sceptiques. Peut-on croire à la bonne foi de ce repenti qui manie le verbe avec brio ? «Si vous n'aviez pas rencontré Chérif Kouachi est-ce que les attentats de Charlie Hebdo, Montrouge et l'Hyper Cacher auraient eu lieu, puisque c'est vous qui avez injecté le venin ?», ose le conseil. Réponse : «Je suis convaincu qu'ils auraient eu lieu pour une raison très simple, Chérif venait voir la personne qui lui disait ce qu'il voulait entendre.»

Farid Benyettou décrit un Chérif Kouachi endurci par son séjour derrière les barreaux - où il rencontre notamment l'islamiste algérien Djamel Beghal, «la grande star des jihadistes en prison» - et avec lequel les désaccords se multiplient. «Il se mettait en colère, il ne voulait pas entendre raison. Pour lui, la seule manière de résoudre quelque chose, c'était par la violence. […] Chérif jouait un nouveau rôle au sein du groupe, c'est lui qui décidait qui devait se marier avec qui, il était intrusif, il voulait vraiment contrôler les gens autour de lui.»

Taqiya

Pourquoi dans ce cas Farid Benyettou a-t-il maintenu des contacts avec certains adeptes de la mouvance radicale, dont les Kouachi jusqu'en octobre 2014 ? Nathalie Senyk, conseil de plusieurs parties civiles, pousse l'insondable témoin dans ses retranchements. «Il n'y a pas eu de rechutes après 2012 ?» Elle égrène les échanges téléphoniques l'année précédant les attentats : des appels fréquents au cadet des Kouachi et à son épouse Izzana, entre avril et juin 2014. Dont un long coup de fil à Chérif «en pleine nuit»

— «En 2014 ?», s'étrangle Farid Benyettou.

«Ce sont des rechutes ça ou pas, monsieur ?»

— «Ils ont essayé de m'appeler… Tout ce que je sais, à ce moment-là, c'est que j'essayais de trouver des prétextes pour ne plus les voir, je disais que je n'avais pas le temps.»

— «Vous n'aviez pas le temps, mais vous laissiez votre téléphone ouvert ?»

— «Oui.»

Un peu plus tôt, Farid Benyettou avait tenté d'expliquer : «Je n'avais pas eu le courage de dire à tout ce milieu que je ne voulais plus les revoir, donc à chaque fois qu'ils me téléphonaient, je faisais semblant… Chérif, c'était plus difficile, il se présentait directement à la porte.» Pourquoi encore, relève une autre avocate, a-t-il eu cette phrase, qui pourrait s'apparenter à un lapsus, «je ne cachais pas mes convictions jihadistes à ce moment-là» ? Une consœur brandit à son tour le spectre de la taqiya (dissimulation) :

— «Comment pourrait-on reconnaître un faux repenti d’un vrai ?»

— «Je ne sais pas quoi vous dire… Je n'ai pas seulement coupé avec cette idéologie-là. Je me suis engagé personnellement dans un programme de déradicalisation, j'ai essayé de faire profiter de mon expérience pour que d'autres ne la connaissent pas», argumente Benyettou, espérant persuader de la sincérité de sa démarche.

Seule en défense et dernière à prendre la parole, Marie Dosé, n'est pas plus convaincue. L'avocate de Nezar Mickaël Pastor Alwatik, soupçonné d'avoir apporté un soutien logistique à Amedy Coulibaly : «Vous sortez de prison, Merah, c'est la révélation pour vous, mais vous continuez à voir ces gens… Comprenez-vous la réticence des uns et des autres à supporter la médiatisation quelque peu outrancière de votre statut de repenti au vu de ce qui s'est passé et de ce qui se passe aujourd'hui ?» Puis : «L'idéologue, c'est vous. C'est vous qui, pendant des heures, avez prôné cette idéologie encore palpable aujourd'hui. Et cette idéologie, on ne l'a pas dans le box», termine-t-elle en direction des accusés, considérés comme des «seconds couteaux». «J'ai été jugé, j'ai fait de la prison», se défend Farid Benyettou. A la sortie de l'audience, le repenti craque. En pleurs devant les caméras : «J'ai l'impression que des gens sont hermétiques à cette idée que l'on puisse sortir de l'idéologie jihadiste.»