Le marché de Nice, impression gourmande de transgresser les règles anti-Covid. «Franchement, c'est n'importe quoi», disent deux amies, qui s'y jettent quand même. «C'est à cause des cafés à emporter qu'on va être obligés de fermer», s'agace le poissonnier. «C'est à cause de connards pareils qu'on va arrêter», dit un marchand de tomates qui a une queue de clients de six mètres, en désignant un marchand de tomates avec sa file de huit mètres. Les conversations filent sur les geste-barrières plutôt que sur l'attentat survenu jeudi matin à la basilique Notre-Dame, à un kilomètre de là, à peine, et qui a entraîné la mort de trois personnes. Dimanche, au troisième jour de reconfinement, le marché aux fruits et légumes de la Libération, le plus vaste de Nice, commence à tourner au vinaigre, entre culpabilités et sentiment que ce petit plaisir ne va peut-être pas durer.
La métropole, qui avait été la première à prohiber ses marchés alimentaires le 20 mars, trois jours avant les autres grandes villes de France, les a laissés grand ouverts cet automne, et la foule déambule compacte et en trois langues – français, anglais, russe. «Un peu moins de monde que dimanche passé, beaucoup moins qu'en juillet, mais on est pas mal», relève le marchand d'olives. Généreux marché des quatre saisons : poires d'automne, courgettes fleurs, figues de Soliès, loup de ligne. Des fruits et légumes superbes tombés en pluie des îles méditerranéennes, Corse avant tout, ou d'Italie, ou de la plaine du Var, ou de l'arrière-pays… Un printemps étale sous un ciel gris. On profite de ce marché comme d'un jardin interdit.
«Il nous faudrait une bonne dictature. Un Kim, comme en Corée»
Pas d'agents de police pour contrôler les attestations de déplacement. «Mais moi, j'ai eu les gendarmes à 7 heures sur la route», dit un maraîcher descendu des Alpes de Haute-Provence. Il rigole : «Je devrais m'énerver, ça m'énerve plus.» Les clients hochent la tête. «On s'habitue à tout.» Les masques sont bien serrés, beaucoup de personnes âgées ont préféré une visière translucide. Le primeur maghrébin a tiré une chaîne en plastique entre deux poteaux, pour créer un espace vide entre les clients et sa table de bois. Le voilà séparé des passants d'un mètre, deux mètres en comptant la largeur de son étal : «Comme ça, j'ai fait tout ce qu'il faut.» Une dame âgée, qui ne vend que des pommes et des tomates, a délimité la zone interdite en jetant des cageots au sol. Elle les aurait préféré alignés et s'excuse : «Je ne peux pas me baisser pour ramasser.»
Les clients s'étonnent : «Vous êtes là ? Vous êtes ouverts ?» Un homme et une femme se crient dessus à moins d'un mètre d'écart : «Je m'en fous de ce que fait votre fils, s'il ne peut pas aller au boulot en ce moment. Moi, je vous parle du marché. Les gens ne sont pas disciplinés.» Ils se réconcilient aussitôt : «Il nous faudrait une bonne dictature. Il nous faut un Kim, comme en Corée.» «On est bien d'accord !» Une paysanne bio explique à une habituée : «On devrait pas être là, ni vous ni moi», tandis que sa voisine trouve les mesures «exagérées, ne m'en parlez pas !». Le musicien de jazz verse une mélodie d'huile. Sur la tente rouge des poissonniers, des mouettes hurleuses trépignent d'énervement.