La conversation démarre comme ça: «On s'est dit qu'on allait enfin s'installer ensemble, on cherche un appartement. - Ah oui ? Et vous voulez quoi comme surface ? - Dans l'idéal, trois chambres parce qu'il nous en faut une de plus pour ses filles. - Ah c'est vrai, même pour une semaine sur deux… Et t'as trouvé quelque chose ? - Non, rien. Soit c'est trop petit, soit c'est trop cher. C'est décourageant… - Je te comprends». Soupirs. «C'est quand même dingue le niveau des prix ! Mais qu'est-ce qu'ils fichent au gouvernement ? Laisse-moi te dire que si j'étais le ministre…»
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Tu ferais quoi ? Depuis vingt ans, le million de demandeurs de logement n’a pas diminué, le nombre de sans-abri a plus que doublé, les prix ont flambé dans les métropoles, la vacance dans les centres anciens des villes moyennes s’est accélérée, les lois se sont multipliées et tous les ministres successifs ont brandi l’objectif du million de logements à construire comme un pompon jamais décroché. Bref, le sujet est désespérant. Mais qu’est-ce qui bloque ?
«Les mieux placés», «près d’un métro plutôt que d’une forêt»
Beaucoup de choses. Dans Question à toits multiples, Catherine Sabbah et les membres de l'agence de conseils en stratégies urbaines City Linked, ouvrent le capot de la machine. Les grands ensembles, les lotissements, le péri-urbain, le rétrécissement des surfaces, la standardisation du neuf, l'embourgeoisement de l'ancien, tous ces phénomènes peuvent s'expliquer. Et un bon dessin valant mieux qu'un long discours, l'ouvrage est rempli de schémas.
La tour Panache, de l’agence d’architectes Maison Edouard François, à Grenoble, en octobre 2018.
Photo Luc Boegly et Sergio Grazia
Un spectaculaire parcours de jeu de l'oie prouve ainsi qu'une politique du logement est un ouvrage monumental jamais achevé. Mais le cercle des ministres chargés de la question dans les 41 gouvernements qui se sont succédé depuis 1953 montre aussi qu'il n'y a eu que 7 ministres de plein exercice et, dans 11 exécutifs, il était carrément absent. «En France, le poste n'est pas le plus convoité des maroquins», écrit Catherine Sabbah. La politique du logement «est bien plus souvent réfléchie à Bercy que rue de Varenne» (où se trouvent Matignon et quelques ministères).
Elle est aussi de plus en plus le fruit du secteur privé, qu'elle soit un produit financier guidé par les incitations fiscales à répétition (un schéma encore) ou le résultat des attentes supposées des clients (à qui les promoteurs demandent rarement leur avis). Pourquoi est-ce cher ? «Le prix est bien plus souvent lié à la valeur du terrain sur lequel il est construit qu'aux qualités intrinsèques du bâtiment.» Quels sont les fonciers les plus onéreux ? «Les mieux placés», par exemple «près d'un métro plutôt que d'une forêt». Les promoteurs vendent davantage «la proximité d'un bassin d'emploi, d'une bonne école» que celle «d'un magnifique paysage». La métropolisation, et la montée des prix qui va avec, se nourrissent de ces raisonnements.
Maquette manipulable
Mais ce livre ne contient pas que des constats déprimants, loin de là. Il montre aussi de nombreux exemples de ce qui se construit sur des bases bien plus enthousiasmantes car il existe, une peu partout en France, des élus, des promoteurs et des architectes proposant autre chose que des «produits» standard avec des chambres de 9 mètres carrés.
Ainsi, à Grenoble, l’architecte Edouard François et le promoteur Altaréa Cogedim ont-ils séparé les terrasses des 32 logements de l’immeuble Le Panache. Plus l’appartement est dans les niveaux bas, plus la terrasse, elle, se trouve dans les hauteurs. Chacune est équipée de sa cuisine, de ses sanitaires et de son accès direct. Les 42 logements ont été livrés en 2018. Ce pari osé, dans une sociologie favorisée, est-il reproductible ailleurs ?
A l'autre bout de l'échelle sociale, la réhabilitation du 5, rue de Sthrau, dans le XIIIe arrondissement de Paris a fait preuve d'une autre forme d'inventivité. C'est l'un de ces immeubles de la ceinture d'habitations à bon marché construites entre les deux guerres autour de la capitale pour résorber les bidonvilles. Les appartements ne sont plus du tout aux normes, «avec des pièces de vie communicantes séparées par une demi-cloison».
Les architectes de l'agence Brunnquell & André ont organisé une participation des habitants peu courante. Plutôt que de montrer des plans qu'aucun profane ne sait lire, ils ont proposé aux locataires de décrire leurs usages du logement avec une petite maquette manipulable. Les architectes ont, disent-ils dans le livre, mené «120 petites histoires de réhabilitation». Paris Habitat a relogé les habitants sur place.
Question à toits multiples, par City Linked et Catherine Sabbah. 207 pp., 29€.