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Libération
Féminisme

La pornographie, «outil de propagande du patriarcat» ?

Elle serait un «crime organisé», aurait des réseaux «identiques à ceux de la traite des êtres humains» et entraînerait une «déshumanisation des femmes». Dans une tribune parue lundi dans «le Monde», une centaine de signataires condamne l’industrie du porno. De quoi indigner certaines actrices du milieu.
Un court-métrage érotique de Marc Dorcel, présenté lors du festival Mipcom à Cannes, le 5 octobre 2015. (VALERY HACHE/Photo Valery Hache. AFP)
par Elise Viniacourt
publié le 24 décembre 2020 à 14h41

«Aucune femme ne peut prendre autant de pénétrations par autant d’hommes différents.» La voix d’Alexine s’étrangle en prononçant cette phrase. De 19 à 21 ans, elle s’est prostituée par peur de vivre à la rue. Très vite, elle a tourné des vidéos pornos. Une quinzaine au total, en deux ans : «Des clients ont menacée de ne plus me payer, je ne voulais pas mais je n’ai pas eu le choix», raconte-t-elle. Aujourd’hui âgée de 24 ans, elle parle de son expérience la gorge nouée : «On me demandait de faire des choses dégradantes. J’en pleurais tout le temps, je buvais tout le temps.»

La Toulousaine fait partie de la centaine de signataires, aussi bien des chercheuses que des politiques ou des avocates, de la tribune parue dans le Monde, lundi 21 décembre. Dans leur viseur : les violences subies par les actrices sur les plateaux de tournage, les scénarios misogynes voire racistes mais aussi toute l'industrie pornographique, qualifiée de «crime organisé». Désormais, Alexine raconte son parcours dans les médias : «On présente l'actrice porno comme une femme émancipée, mais où est l'émancipation quand tout ce que l'on fait, c'est obéir aux demandes des hommes ?»

Osez le féminisme, l'association à l'origine de cette tribune, va encore plus loin : «Le viol est inhérent au porno», lâche Ursula Le Menn, porte-parole. Depuis des mois, le collectif mène un combat contre le secteur sur son compte Instagram. «Le système tout entier du porno amène la femme à faire ce qu'elle ne veut pas faire», accuse la militante, qui pointe également du doigt les effets du porno sur ses consommateurs : «Des études montrent qu'ils commencent par du soft puis regardent des contenus de plus en plus violents. […] Et l'une des forces du milieu, c'est de réussir à faire passer ça pour du fantasme. C'est un vrai outil de propagande du patriarcat.»

«On a le contrôle de nos corps»

Les géants du X sont dans la tourmente. Pornhub vidait, il y a deux semaines, son site web de la moitié de ses vidéos, après des révélations du New York Times l'accusant de contenir de la pédopornographie. Et, depuis septembre, le site Jacquie et Michel est visé par une enquête pour «viol» et «proxénétisme» après la multiplication de témoignages. En 2018 déjà, Robin d'Angelo, journaliste infiltré sur les tournages, racontait les violences exercées dans le milieu dans son livre, Judy, Loly, Sofia et moi.

Pour autant, chez certaines actrices, la tribune fait grincer des dents. Petit rire nerveux, quelques secondes de silence, puis Knivy, membre du Syndicat du travail sexuel (Strass) lâche lors de notre entretien : «Je suis choquée, juste choquée.» Depuis trois ans, cette femme de 28 ans a tourné dans une dizaine de films, dont certains avec «de grands producteurs» : «Effectivement, il faut dénoncer les agressions sexuelles dans le milieu, il faut les condamner, mais là, tout est amplifié. Clairement, ce n'est pas respectueux pour celles qui font ça par choix.» Avant d'ajouter : «Moi, j'aime mon métier et j'ai des collègues à qui ça plaît de faire du BDSM, de se faire insulter ou souiller ! On a le contrôle de nos corps et c'est épanouissant.»

Même discours pour Mélina, 39 ans, dans le porno depuis 2018 : «Ce sont des personnes qui se déclarent féministes mais qui disent aux travailleuses du sexe ce qu'elles doivent faire. En nous excluant, elles renforcent le stigmate infantilisant nous empêchant de nous exprimer.» Ce qui dérange vraiment, selon elle ? «Le fait qu'on parle de sexe, de corps et, qui plus est, de corps de femmes.»

Déontologie ou «féminisme-washing» ?

Toutes les deux insistent. Dans la très grande majorité des tournages, tout se passe bien. Pour autant, elles ne cachent pas leurs «mauvaises expériences». Knivy fait partie des plaignantes dans l'affaire concernant Jacquie et Michel : «J'ai été coincée pour faire une scène que je ne voulais pas faire», précise-t-elle. Mélina, elle, explique avoir été agressée par un photographe et faire, depuis, une pause dans le métier. «Il faut donner du crédit à la parole des victimes, mais ce qu'on demande, c'est du droit, de l'encadrement, plus de femmes aussi dans la hiérarchie», énumère la travailleuse du sexe.

Suite à ces scandales, les entreprises du X enchaînent les mesures. Depuis novembre, l'un des principaux producteurs de porno, Marc Dorcel, prépare une «charte déontologique pour les productions du X français». Une mesure également mise en place par Jacquie et Michel après le lancement de l'enquête. «Jacquie et Michel n'est qu'une plateforme de diffusion et n'est donc pas sur les tournages, défend Nicolas Cellupica, l'avocat du groupe. L'entreprise a cependant renforcé ses contrôles, mis en place une charte et rompu tous les contrats avec les producteurs concernés.» Le début d'un véritable changement dans le milieu ? «Du féminisme-washing, purement et simplement», tranche Ursula Le Menn.