C'était le gentil Indien de la vallée de la Fensch. Tata investissait dans son usine de rails à Hayange (Moselle) pendant que Mittal éteignait les deux derniers hauts fourneaux de Lorraine. Sauf qu'après avoir injecté 50 millions d'euros ces trois dernières années pour produire des rails plus longs et plus résistants, Tata vend. Les salariés, stupéfaits, l'ont appris mi-octobre. «On était convoqué à une réunion, la routine. Mais quand on a vu que notre PDG France, Gérard Glas, était venu de Paris, on a compris que ça sentait mauvais», relate Didier Sansevero, secrétaire de section CFDT (majoritaire) qui a quitté son emploi dans l'industrie automobile voilà sept ans. Et d'ajouter : «Ça sentait le roussi, alors que le rail c'est porteur.»
Aujourd’hui, Tata veut se concentrer sur les rubans métalliques. Il se sépare de neuf sites européens qui plombent ses finances (884 millions d’euros de perte en 2012) : 6 500 personnes sont concernées dont 450 à Hayange. Le site lorrain, très en pointe, est pourtant le seul du lot à dégager des bénéfices : 7 millions en 2013, le double en 2014. La production devrait augmenter de 20% cette année. La SNCF est son plus gros client.
«Glaçant». L'inquiétude est montée d'un cran lorsque les salariés ont appris l'identité du potentiel acheteur : l'Américain Gary Klesch. C'est lui qui est en négociation exclusive avec Tata. La vente pourrait être signée en juin. «Des gens comme lui, il faudrait les interdire en France et en Europe», lâche Didier Sansevero qui, après des recherches sur Internet et des échanges avec d'autres syndicalistes, a découvert le palmarès glaçant du «financier». En 1997, il rachète le fabricant de chaussures Myrys, dans l'Aude. Quatre ans plus tard, il liquide. En 2007, Klesch met la main sur la fonderie d'aluminium Zalco, à Vlissingen (Pays-Bas). Quatre ans plus tard, il liquide. Puis il y a eu les licenciements dans une aciérie néerlandaise achetée en 2009, dans une raffinerie allemande l'année suivante. Huit mois après la reprise du pôle vinylique d'Arkema (Rhône-Alpes et région Paca), le fabricant de PVC est placé en redressement judiciaire au printemps 2013, et change encore de mains. «Il vient, promet des investissements, ne met pas un euro dans la boutique, siphonne la trésorerie et liquide. Ainsi, ce sont les deniers de l'Etat qui servent à payer les primes de licenciement, nos impôts», s'étrangle Didier Sansevero.
Non loin d'Hayange, l'usine Ascométal, «reprise par un financier, puis par un fonds d'investissement, vivote», poursuit-il. «Faut être réaliste, avec les financiers, ça ne marche pas.» D'autant qu'ils l'aimaient bien, Tata. Le secrétaire du CE, Grégory Zabot (CFDT), montre sur son portable une photo prise à côté de la tombe de l'ancêtre du patron, au Père-Lachaise. «C'est une famille d'industriels, pas des philanthropes non plus… Seulement, ils ne veulent pas se salir les mains avec un plan social, alors ils ont appelé Klesch», pense Didier Sansevero.
L'homme est venu début décembre, en jet privé. Il a atterri au Luxembourg avant de rejoindre l'usine en limousine. Grégory Zabot décrit le style de Klesch : sa décontraction, sa grosse voix rauque, son charisme, ses gardes du corps. Et surtout ses réponses bateau. «Le mec à l'aise, à peine arrivé, il était déjà chez lui.» A la sortie, on prend les paris. Zabot, jugeant le numéro de l'Américain «trop gros», mise sur un coup de bluff, un chantage de Tata pour décrocher des aides ou mettre la pression aux salariés. Le délégué CFDT s'est ravisé la semaine dernière, quand il a appris que Klesch avait rencontré la SNCF.
«Ça craint». Du coup, Grégory Zabot et Didier Sansevero aimeraient bien comprendre ce que l'homme a voulu dire quand il leur a expliqué qu'il «affectionnait les investissements qui ne coûtent rien mais rapportent vite». Il leur a aussi dit qu'il était attaché à eux, le bout de la chaîne, les rentables. Comprendre : l'amont, l'aciérie anglaise de Tata à Scunthorpe (4 000 salariés), l'intéresse moins. Sauf que, sans les Britanniques, Hayange aura du mal à tourner. Chaque jour, 1 200 tonnes d'acier traversent la Manche pour approvisionner le site lorrain. «Il nous a fallu des mois pour nous ajuster, résoudre les problèmes de qualité. Klesch voudrait spéculer, faire des coups, acheter là où l'acier est le moins cher. Chez nous, il doit comprendre que c'est impossible», prévient Didier Sansevero. Les Anglais, Grégory Zabot les a rencontrés pour la première fois lors d'un comité central européen, mi-novembre. Il raconte, perplexe : «Lorsque je parlais de Tata, je disais "nous", les Anglais disaient "ils". En fait, aucun ne bosse dans le groupe, ce sont des représentants de salariés professionnels.» Et ils sont très remontés, ils lui avaient demandé de ne pas recevoir Klesch à Hayange en décembre. D'ailleurs, dès que le Lorrain prononçait le nom de l'homme d'affaires, il se faisait rabrouer.
A l'heure de prendre son poste, Benjamin, 27 ans, souffle : «Klesch va nous faire le coup du rachat et on finira tous à la maison.» Encore faut-il la rembourser. Sa femme est enceinte ; il n'y a plus de boulot dans la vallée. «Ça craint pour l'avenir.» Patrick, 54 ans, a sillonné la France, au fil des restructurations de la sidérurgie : Longwy, Firminy, le Doubs et Hayange depuis 1997. Il pensait finir sa carrière ici, il n'en est plus très sûr. Installé au volant de sa voiture, il se tourne vers son passager. Il s'inquiète surtout pour lui. Raphaël vient d'être embauché en alternance, «coupé en plein élan», bredouille le garçon.
Photo Mathieu Cugnot