Le «miracle économique» du pétrole de schiste américain était-il un mirage ? Face à la chute vertigineuse du prix du brut, passé en sept mois de plus de 105 dollars à moins de 50 dollars le baril, ce secteur apparaît en tout cas fragilisé. «La révolution du pétrole de schiste est en danger», s'alarme ainsi le magazine Fortune. De quelle révolution parle-t-on ? Ces six dernières années, le boom de la fracturation hydraulique - méthode très controversée qui permet de libérer du pétrole enfermé dans la roche - a fait exploser la production américaine de brut, avec près de 9,2 millions de barils par jour contre 5 millions en 2008, soit une hausse de 84%.
Cette croissance record, combinée à un ralentissement de la demande en Chine, en Inde ou au Brésil, et au refus des pays de l’Opep de réduire leur production, a entraîné une offre surabondante qui tire les cours du brut vers le bas. Depuis l’été, le baril de pétrole léger américain, l’une des références sur le marché mondial, a ainsi perdu près de 55% de sa valeur. A tel point que de nombreux industriels américains vendent à perte.
Royaume. Outre son impact environnemental, le shale oil (pétrole de schiste), exploité principalement au Texas et dans le Dakota du Nord, a en effet un inconvénient majeur : il est beaucoup plus difficile et donc coûteux à extraire que le pétrole «conventionnel». Selon le cabinet d'analyse Rystad Energy, son seuil de rentabilité moyen se situe autour de 65 dollars le baril, alors qu'il s'échange aujourd'hui sous les 50 dollars. A titre de comparaison, l'extraction d'un baril de brut saoudien coûte entre 5 et 10 dollars. Riyad n'est d'ailleurs pas étranger à la récente guerre des prix. En décidant de ne pas réduire sa production et en poussant l'Opep à en faire de même, le royaume wahhabite a cherché - avec succès - à faire plonger les cours afin de conserver ses parts de marché.
En réponse à la dégringolade du baril, les industriels réduisent leur activité. En l'espace de trois mois, le nombre de forages pétroliers actifs sur le sol américain est passé de 1 609 à 1 366, son plus bas niveau depuis près d'un an et demi. «Si le baril évolue autour de 50-55 dollars, on aura probablement une diminution de l'investissement dans le secteur pétrolier de l'ordre de 10% à 15%», pronostique Grégory Daco, économiste chez Oxford Economics. Début décembre, ConocoPhillips a ainsi annoncé une réduction de 20% de son budget d'investissement pour 2015.
Cesser d’extraire du pétrole de schiste en attendant une éventuelle remontée des prix n’est toutefois pas une option. Les entreprises s’étant lourdement endettées pour financer les forages ont besoin de générer des revenus, même à perte. Les sociétés les plus fragiles ne survivront sans doute pas, à l’image de l’entreprise texane WBH, qui a fait faillite au début du mois. Pour les salariés du secteur, recrutés à prix d’or ces dernières années, le coup est dur. Le franco-américain Schlumberger, leader mondial des services pétroliers, vient d’annoncer la suppression de 9 000 emplois, soit 7% de ses effectifs. Et selon la Réserve fédérale de Dallas, l’industrie pétrolière américaine pourrait perdre d’ici à l’été près de 250 000 emplois, dont plus de la moitié au Texas. Un chiffre frappant mais relativement modeste comparé aux 3 millions d’emplois créés l’an dernier aux Etats-Unis.
Les dégâts vont surtout se faire sentir dans les Etats concernés. L'Alaska, par exemple, tire 90% de ses revenus du pétrole et va devoir réduire drastiquement ses dépenses publiques. Au niveau national, en revanche, les effets positifs de la baisse des prix du brut vont compenser les pertes du secteur. Depuis avril, la facture d'essence des ménages américains a plongé de 45%. Leur moral, lui, est au plus haut depuis près de huit ans. Si les prix actuels du carburant (environ 47 centimes d'euros le litre) se maintiennent à ce niveau toute l'année, chaque famille pourrait économiser 1 800 dollars (1 587 euros) : un gain de pouvoir d'achat de l'ordre de 1,6%. Or, rappelle Grégory Daco, «la consommation est un pilier essentiel de l'économie américaine, puisqu'elle représente 70% du PIB».
Température. La baisse des prix du pétrole et, par ricochet, de l'essence inquiète toutefois les défenseurs de l'environnement. Et pour cause : elle n'incite pas à consommer moins. Sur les 13 milliards de dollars économisés par les Américains sur leur facture d'essence de novembre et décembre, 5 milliards ont ainsi servi à acheter… plus d'essence !
«Le prix bas du pétrole n'aura pas d'impact sur le tarif de l'énergie solaire ou éolienne, car notre réseau électrique n'utilise quasiment pas de pétrole, s'inquiète Roland Hwang, du Natural Resources Defense Council, une ONG de protection de l'environnement. Cela risque de ralentir les efforts dans le domaine des transports, en particulier le développement des carburants alternatifs et des véhicules électriques.» L'année 2014 a été la plus chaude enregistrée sur la planète depuis le début des relevés de température en 1880. «Les scientifiques nous disent qu'il faut laisser les deux tiers des réserves d'énergies fossiles dans le sol», martèle Roland Hwang, qui voit dans l'exploitation effrénée du pétrole de schiste l'exemple d'une «politique énergétique à court terme qui nous maintient dans la dépendance au pétrole».