Cette fois, c'est fait - ou presque. Jeudi soir, l'Elysée a officiellement confirmé la volonté de l'Egypte «d'acquérir 24 avions de combat Rafale et une frégate multimissions ainsi que les équipements associés» (missiles air-air, air-sol, et missiles de croisière Scalp). Lundi, Jean-Yves Le Drian, le ministre de la Défense, sera au Caire pour la signature définitive de l'accord, accompagné d'Eric Trappier, le PDG de Dassault Aviation, et d'Hervé Guillou, le patron du constructeur naval militaire DCNS. Le montant global de la vente est évalué à plus de 5 milliards d'euros - une aubaine en temps de crise. Surtout, ce serait le premier succès à l'export du Rafale qui, en près de quinze ans de service, n'a encore jamais trouvé preneur hors de France.
Pourquoi si vite ?
Là où les négociations avec l'Inde traînent depuis trois ans, les pourparlers avec l'Egypte ont été menés au pas de charge, en quelques mois. Initiée lors de la visite de Le Drian au Caire en septembre 2014, la discussion s'est accélérée fin novembre avec la venue du maréchal Al-Sissi à Paris. Le zèle égyptien, motivé par une situation de plus en plus explosive à la frontière libyenne et dans le Sinaï, est encore renforcé par le souhait d'Al-Sissi de faire défiler quelques avions et la frégate lors de l'inauguration du nouveau canal de Suez, en août prochain. «Pour l'Egypte, il s'agit de montrer qu'elle souhaite rester la puissance dominante dans la région, et des deux côtés, on n'est pas mécontent de damer le pion aux Américains», analyse Bruno Tertrais, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique. Il y voit aussi une affaire de prestige, au moment où Le Caire annonce également un accord préliminaire avec la Russie pour la construction d'une centrale nucléaire (lire ci-contre).
A Paris, le temps presse. Pour maintenir la chaîne de production du Rafale, Dassault doit en construire onze par an. Or la loi de programmation militaire adoptée en décembre 2013 prévoit que la Défense ne s'équipe que de 26 appareils supplémentaires d'ici à la fin 2019. Pas d'autre choix, donc, que de vendre le reste, sauf à faire jouer, à l'automne prochain, la «clause de revoyure» de la loi pour acheter le surplus - ce qui, pour 2015, coûterait un bon milliard d'euros. C'est dire si le contrat égyptien a été accueilli avec soulagement.
Quel financement ?
Preuve supplémentaire de l'empressement de la France à vendre le Rafale, le volet financier de l'accord a été rapidement mis sur pied. Les Saoudiens et les Emiratis feront un chèque aux Egyptiens. Et, d'après les Echos, la Compagnie française d'assurance pour le commerce extérieur (Coface) devrait garantir 50% de la somme hors acompte. Pour les 50% restant, Le Caire devrait s'adresser à un pool… mené par des banques françaises, le Crédit agricole, BNP Paribas et la Société générale. Certes, «Dassault ne solde pas», «on n'est pas là pour brader», a insisté Eric Trappier vendredi matin sur RTL, mais tout a manifestement été fait pour faciliter la signature à brève échéance d'un client en très grande difficulté économique.
Quel impact ?
Il est vrai que le Rafale fait travailler 7 000 personnes - chez Dassault Aviation, chez Thales pour l'électronique, Safran pour la motorisation, et les 500 entreprises sous-traitantes. Vendredi, tout le monde ou presque se réjouissait donc, d'Alain Juppé à Harlem Désir. Et Alain Rousset, président (PS) du conseil régional d'Aquitaine - où l'avion est en grande partie assemblé - saluait une «très bonne nouvelle». Parmi les (rares) voix discordantes, la secrétaire nationale d'Europe Ecologie-les Verts, Emmanuelle Cosse, ou l'ONG Amnesty International, qui s'alarmait tout récemment du bilan «extrêmement préoccupant en matière de droits humains» du régime du président Al-Sissi.
Quant à l'impact sur la région, «ce partenariat avec l'Egypte a été pesé, évalué par les autorités françaises», a justifié Eric Trappier vendredi. Pour Bruno Tertrais, le contrat n'est sans doute pas suffisamment important pour changer significativement les rapports de force. «Les Israéliens ne s'y sont pas trompés : à ma connaissance, il n'y a pas eu de réaction négative, avance-t-il. Sans doute les Français se disent-ils que cela peut contribuer à la capacité de l'Egypte à gérer la situation en Libye.»
Et après ?
En tout état de cause, la vente de 24 appareils ne suffira pas à rester dans les clous de la loi de programmation militaire. Jeudi à Bruxelles, François Hollande a voulu y voir «un élément de conviction supplémentaire» dans d'autres négociations. Trappier a évoqué «d'autres clients potentiels au Moyen-Orient», et cité le Qatar et la Malaisie. A ce stade, Doha semble en effet la piste la plus sérieuse : les discussions, déjà engagées, pourraient concerner jusqu'à 36 avions.
Le cas indien est plus complexe. Certes, en janvier 2012, Dassault a coiffé au poteau le consortium Eurofighter pour un mégacontrat portant sur 126 appareils (et quelque 12 milliards d’euros), mais 108 d’entre eux doivent être produits sur place. Si Paris et New Delhi ont réussi à s’accorder sur le périmètre du transfert de technologie nécessaire, la question de la responsabilité finale n’est pas réglée : pas question, pour l’avionneur français, de l’assumer seul.
«L'Inde est un pays qui prend son temps», a lâché Eric Trappier. C'est peu dire : les négociations pour l'achat de l'avion britannique Hawk, conclues en 2004, avaient commencé en 1978 ! Dans vingt-six ans, le Rafale sera près du rayon des antiquités, remplacé par des drones de combat. Le «bébé» de Serge Dassault aura-t-il d'ici là trouvé son public ? Pas sûr que les talents de VRP des locataires successifs de l'Elysée y suffisent.