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Libération

La prophétie de Mendras

publié le 27 février 2015 à 17h26

Adèle et Emile, 7 et 8 ans respectivement, se sont rendus cette semaine au Salon de l'agriculture, où ils ont pu admirer de magnifiques animaux et des machines agricoles ultramodernes, tandis que leurs parents se goinfraient de produits régionaux. C'est quand ils ont demandé à voir des paysans que les choses se sont gâtées. «Des paysans ici ?» Dans la «plus grande ferme du monde ? Allons les enfants, vous n'y pensez pas !». Comme ils insistaient, il fallut bien leur avouer l'horrible vérité : «Les paysans ont disparu.» Comme les dinosaures, en leur temps.

Déjà en 1967, un sociologue éminent, nommé Henri Mendras, avait alerté l'opinion sur cette extinction. Dans un livre intitulé la Fin des paysans (1), il rappelait que, depuis 1945, le monde agricole s'était dépeuplé à vitesse rapide. Alors qu'au début du XXe siècle, un Français actif sur trois était agriculteur, ce n'était plus le cas, à la fin des années 60, que d'un sur dix. Plus encore, Mendras diagnostiquait que le mode de production agricole traditionnel, celui que l'humanité a connu depuis le Néolithique, était en train de disparaître, au profit d'un phénomène qu'il proposait de nommer «l'intégration capitaliste». Ainsi, la paysannerie française, annonçait-il, va être remplacée par des «professionnels de l'agriculture» qui viseront une industrialisation complète du vivant animal et végétal et appliqueront à ce type de production les recettes élémentaires du capitalisme. A l'économie de subsistance des fermes d'antan succédera une économie marchande dans laquelle les agriculteurs deviendront totalement dépendants des marchés, et de leurs intermédiaires, pour la vente de leurs productions, comme pour l'achat de leurs intrants. La multi-activité d'autrefois cédera la place à une spécialisation de plus en plus poussée dans un genre de culture ou d'élevage spécifique, requérant un haut niveau de formation technique et des investissements en matériel de plus en plus coûteux.

Qu’on le déplore ou qu’on s’en réjouisse, la prophétie de Mendras s’est réalisée. Aujourd’hui, les agriculteurs ne représentent plus que 3,3% de la population active. On compte toujours plus d’exploitations de type industriel et toujours moins de fermes familiales. Toujours moins nombreuses, également, sont les exploitations de type «mixte», c’est-à-dire associant de façon équilibrée plusieurs types de culture ou d’élevage. Tandis que le niveau de formation technique et comptable ne cesse de progresser chez les agriculteurs de moins de 40 ans.

De cette agriculture-là, le salon de la Porte de Versailles est-il un bon miroir ? Certes, les agriculteurs s’y présentent volontiers en chefs d’entreprise, mettant en scène leurs performances économiques et leur haute maîtrise de la technologie. Ils insistent sur la manière dont ils se plient aux désirs du consommateur, notamment en matière de sécurité sanitaire et de respect de l’environnement. Ceci dit, ils ne vont pas jusqu’à montrer au visiteur toute la réalité de leur métier : au Salon de l’agriculture, Emile et Adèle ne verront pas les cochons dans leur vrai décor naturel, c’est-à-dire, pour la plupart d’entre eux, un élevage en batterie. De même, les volailles aux plumes somptueuses évoluent-elles ici dans plus d’un bon mètre carré chacune : très au-dessus des normes de l’élevage intensif. Une même discrétion entoure les produits du terroir, dont il faut faire l’effort de deviner, derrière un packaging qui se veut garant d’authenticité, qu’ils sortent le plus souvent de grands ateliers industriels. Pourquoi ces réalités ne sont-elles pas assumées jusqu’au bout ? Mais parce que les agriculteurs sont vraiment devenus des capitalistes ! Ils savent que leurs clients urbains veulent continuer à croire qu’une exploitation agricole est une sorte de ferme à la Marie-Antoinette, où les vaches sont traites à la main, les camemberts moulés à la louche, et où les porcelets gambadent librement. Tel est le paradoxe : les agriculteurs d’aujourd’hui s’obligent à «jouer les paysans» qu’ils ne sont plus, non parce qu’ils seraient attachés nostalgiquement à un statut ancestral et à la notion de terroir, mais plutôt parce que leurs clients, eux, le sont, et de plus en plus. C’est peut-être dans cette soumission de l’image de soi au désir des consommateurs urbains, et de leur progéniture, que se lit le plus limpidement la fin des paysans, et le triomphe des professionnels de l’agriculture.

(1) Henri Mendras, «la Fin des paysans», Actes Sud, 1992.

Cette chronique est assurée en alternance par Cyril Lemieux, Frédérique Aït-Touati, Julie Pagis et Nathalie Heinich.