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Libération
Reportage

Echauffement climatique au Forum social mondial de Tunis

L’environnement a été au cœur du FSM, qui s’achève ce samedi, faisant de cette 13e édition un pendant altermondialiste à la conférence onusienne sur le climat, qui aura lieu en décembre à Paris.
Au Forum social de Tunis, de jeudi. (Photo Zoubeir Souissi.Reuters)
publié le 27 mars 2015 à 19h56

Incubateur d'idées et fédérateur de campagnes, joyeux bordel de prises de paroles, mobilisations tous azimuts et foire aux alternatives, le Forum social mondial, qui se tient Tunis, tire le rideau ce samedi. Une 13e édition marquée par les tentatives de réponses à apporter sur les crises migratoires, financières, sociales, environnementales. Avec, au croisement, l'état d'urgence climatique. Voici pourquoi.

Où l'on parle des «déplacés environnementaux»

On «agglutine» beaucoup autour des droits des migrants. Sur la politique européenne, «sa banalisation de la xénophobie», dit une militante de la Cimade. Sur les frontières de plus en plus hermétiques, «les morts en mer». Sur «les sans-papiers exclus autant de la vie sociale que les "sans rien" victimes de l'austérité», ajoute une Grecque de Syriza. Et le flot des victimes des bouleversements climatiques, qui pourrait atteindre les 250 millions de personnes, selon le rapport Stern confirmé par le Giec ? Il est débattu en filigrane. «Souvent, les gens fuient leur campagne ou leur pays parce qu'ils ne peuvent plus cultiver, ont tout perdu, mais ils ne font pas forcément le lien avec le climat», dit une militante du réseau Des ponts pas des murs. Mais de qui parle-t-on ? «Des déplacés environnementaux, préférables au vocable "réfugiés climatiques"», rappelle un juriste allemand. Un concept plus large, qui inclut la vague des victimes de catastrophes, naturelles et industrielles. Et sur lequel planchent des juristes pour qu'une convention leur accord enfin un statut international.

Il y a urgence, s'alarme Alassane Dicko, de l'Association malienne des expulsés. «Ce sont des migrations forcées, raconte-t-il. Prenez les Bozos, ces pêcheurs poussés à l'exode. Ils ont moins de poissons, moins d'eau. Ils viennent garnir les faubourgs de Bamako. Ou alimentent, de fait, des conflits agraires lorsqu'ils souhaitent se reconvertir en paysans.» Si tous les pays ne sont pas égaux devant le phénomène («La désertification, c'est notre quotidien», sourit un Mauritanien), beaucoup d'activistes cherchent à donner davantage de visibilité à cet enjeu majeur. «Les gens visualisent plus facilement ceux qui sont frappés par les crises écologiques : c'est un moyen de les convaincre de la nécessité d'ouvrir davantage les frontières et d'intégrer positivement les victimes», estime Elsa Olaizola, de l'Organisation pour une citoyenneté universelle. Et surtout d'infléchir aussi les politiques d'aides au développement des pays riches, de plus en plus orientées vers la «diplomatie économique». «Il faut la repenser en faveur des plus démunis, vers ceux qui sont vraiment victimes des changements climatiques, avance Marie-Christine Vergiat, eurodéputée Front de gauche, sinon on va au-devant de catastrophes humanitaires dévastatrices.»

Où l’on fait campagne pour la justice fiscale

«Faites en sorte que les multinationales paient leur part !» Sous ce slogan, une lame de fond ? C'est ce qu'espèrent les promoteurs de l'Alliance globale pour la justice fiscale. Cette coalition en pleine expansion a multiplié ateliers et conférences pour sensibiliser et mobiliser sur «un sujet compliqué, pas sexy, mais crucial», selon une participante, dont le mot d'ordre a même été repris par le ministre britannique des Finances. Dans leur collimateur : les scandales qui ont révélé l'ampleur du tax dodging, les combines des grandes firmes pour échapper à l'impôt. Pas moins de 160 milliards de dollars (145 milliards d'euros) par an de manque à gagner pour les seuls pays en développement, estime l'ONG Christian Aid. «A l'arrivée, les rentrées fiscales chutent, et les mesures d'austérité redoublent, analyse Johnlyn Tromp, d'Oxfam Afrique du Sud (lire aussi sur Liberation.fr). Les administrations fiscales sont dépassées par les montages sophistiqués et sont, de plus, décimées par les coupes budgétaires. Elles sont un peu comme ceux qui n'ont pas les moyens de s'asseoir à la table d'un restaurant et se contentent de regarder le menu.»

Du coup, le lien entre climat et justice fiscale semble évident. «Moins les Etats vulnérables auront de ressources, moins ils pourront lutter pour s'adapter aux changements climatiques», résume la Philippine Mae Buenaventura. Pour elle, ce n'est pas le Fonds vert, censé être abondé de 100 milliards de dollars d'ici 2020 (10% promis pour l'instant) qui permettra de sauver ce qui peut (encore) l'être. «Les manips fiscales des transnationales sont un peu comme Ebola, elles contaminent tout et frappent avant tout les plus démunis», sourit le syndicaliste tunisien Mansour Cherni. Oui, mais là au moins, on connaît l'antidote : que les Etats se rebellent enfin. Et s'accordent pour réguler l'injustifiable, au-delà des mesures de l'OCDE qui ne concernent pour l'instant que les Etats les plus prospères. Mais voilà : la concurrence fiscale par le bas à laquelle ils se livrent favorise la montée en puissance des multinationales. Elles sont désormais 51 sur les 100 plus grandes économies dans le monde, Etats compris, estime l'Alliance pour la justice fiscale, qui parle de dérive qui mine la démocratie. «Avec le climat, tout est lié. Evasion fiscale, dette, inégalités», résume un délégué ougandais, qui espère voir «ceux qui devraient participer le plus à l'assiette fiscale», les plus riches, individus comme sociétés, «arrêter de le faire le moins possible»…

Où l’on désaccorde les accords commerciaux

Les ateliers autour du climat rameutent du monde. En «off», un militant des droits de l'homme algérien s'épanche sur la répression qui s'abat sur les personnes qui dénoncent l'exploitation - loin des caméras - du gaz de schiste dans son pays. En «on», une brochette d'experts s'attaque aux politiques de libéralisation du commerce qui font prédominer le droit des investisseurs sur le droit de l'environnement et la démocratie. Et ignorent les exigences - et l'urgence - climatiques. Leur credo : «Climat ou Tafta [accord commercial Europe-Etats-Unis en négociation, ndlr], il faut choisir.» «Plus de business, c'est plus d'émissions», résume Amélie Canonne, de l'association Aitec. Plus d'échanges, c'est aussi, potentiellement, davantage d'énergie fossile encouragée des deux côtés de l'Atlantique. «Notamment via le lobbying intense qui vise à éliminer au maximum les restrictions réglementaires.»

Enfin, il y a le fameux «règlement des différends entre investisseurs et Etats», qui abrite un mécanisme d'arbitrage privé très contesté… Ainsi, la firme Lone Pine demande 165 millions d'euros après le moratoire sur la fracturation hydraulique par le Québec. Le suédois Vattenfall réclame 3,7 milliards pour compenser la décision de l'Allemagne de sortir du nucléaire. La province canadienne de l'Ontorio est attaquée, devant l'OMC, par le Japon et l'Europe pour sa filière photovoltaïque… «Les lobbys canadiens ont aussi flingué la directive européenne qui établit une différence entre le pétrole conventionnel et celui issu des sables bitumineux, encore plus nocifs», décrypte à cent à l'heure Richard Girard, directeur du Polaris Institute. Avant d'embrayer sur l'oléoduc Keystone XL, qui vise à transporter plus de 800 000 barils par jour de l'Alberta (Canada) vers le golfe du Mexique. Une standardisation par le bas, un moins-disant environnemental. «La présidence française [de la COP 21, la conférence onusienne sur le climat] devrait donc trancher entre les deux chemins de développement : le libre-échange ou la lutte contre le réchauffement», dit une experte d'Attac. La stratégie des alters : faire donc converger ces deux campagnes. Il y a «une totale hypocrisie» de voir les gouvernements, poussés par les lobbys, continuer le business as usual tout en assurant, la main sur le cœur, s'engager pour réduire les émissions. Dérégulation (poussée) pour le commerce, régulation (claironnée) pour le climat ? «Les mêmes grandes entreprises qui parlent de développement durable, du besoin de sauvegarder la planète d'un côté, militent en coulisse pour affaiblir toute contrainte sur le commerce de l'autre», dénonce Asad Rehman, chargé du climat et de l'énergie aux Amis de la Terre. Il résume à ses yeux l'affaire : «Au nom de la sécurité énergétique, les Etats ne sont pas si différents des multinationales. A quoi bon parler de justice climatique s'il n'y a pas de justice commerciale ?»

Où l’on se prépare pour la COP 21

Directeur exécutif de ETC, Prix Nobel alternatif, le Canadien Pat Roy Mooney, ne renie rien de la force du FSM. «Ça a toujours été un lieu avant-gardiste. On parlait déjà des risques de la géo-ingénierie dès le premier, en 2001.» Lui défend aussi la diversité des tactiques. Et pour lui, la meilleure marche à suivre pour la COP 21 à Paris, en décembre, est simple : «Il faut un Seattle bis, basta.» Faire donc capoter, à l'image du sommet de l'OMC en 1999, la grand-messe de l'ONU. «On sait très bien que, au mieux, on aboutira à un deal si faible qu'il ne changera rien à court terme, justifie-t-il. Mieux vaut tout recommencer à zéro, le reposer sur d'autres bases : pas d'accord vaut mieux qu'un accord détestable. Cette fois, la société civile ne se fera pas embarquer.»

De quelle société civile parle-t-on ? Car, aussi large soit cette coalition, elle est la partie institutionnelle de la mobilisation. Une sorte de miroir inversé du raout onusien. «Sur le terrain, des gens qui n'ont rien sont prêts à tout perdre et se battre pour sauver leur vie, quand, nous, on a tellement, et on fait si peu», admet Payal Prakeh, de 350.org. «On parle beaucoup pour, à ce jour, si peu d'avancées, dit encore la militante indienne. Mais il n'y a pas de chemin unique pour arracher des avancées.» Pas facile de se mettre d'accord sur les modalités d'action, les dates de mobilisation. «Il faut tisser des liens avec les mouvements anti-gaz de schiste, les zadistes», espère Christophe Aguiton, d'Attac, et ne pas se cantonner «à être la vitrine officielle de la justice climatique».

Fédérer plutôt que de diviser, c'est la clé, assure Pascoe Sabido, du think-tank Corporate European Observatory. «Les stratégies antérieures ont échoué, dit-il. Mettre des gens dans la rue ne suffit pas. Multiplions les alternatives sur l'alimentation, les transports, l'énergie…» L'Américaine Cindy Wiesner, de Grassroots Global Justice Alliance, l'avoue : «Les seules actions de lobbying, de communication ou d'actions directes sous toutes leurs formes ne suffisent pas. Il faut mailler le plus large possible : le processus est aussi important que l'événement lui-même.» Des manifs décentralisées auront lieu la veille du sommet. Avant une convergence des mobilisations le 12 décembre. Et après ? «On veut faire un mouvement durable de lutte contre le réchauffement climatique, assure le Camerounais Augustine Njamnshi. Pas question de pointer uniquement du doigt l'impasse des dirigeants, impuissants ou prisonniers. Les changements viendront d'en bas. Pas d'en haut.»