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Libération
Chronique «Economiques»

Prostitution : morale contre pragmatisme?

Manifestation du Syndicat du travail sexuel (le Strass), samedi 28 mars à Paris, en opposition au principe de pénalisation des clients. AFP PHOTO/JACQUES DEMARTHON (AFP)
publié le 30 mars 2015 à 17h06
(mis à jour le 31 mars 2015 à 10h17)

Ces jours-ci, le Sénat examine une proposition de loi visant à «lutter contre le système prostitutionnel». Les débats autour des enjeux sociaux soulevés par la prostitution sont vifs, entre ceux dont l'objectif avoué est d'abolir toute forme de prostitution, et ceux qui estiment que limiter les dommages, notamment pour les travailleuses et travailleurs du sexe, passe par un encadrement des pratiques plutôt que par leur interdiction. Les clivages ne reproduisent pas les lignes traditionnelles des partis politiques, et font aussi apparaître de fortes tensions entre le gouvernement et les parlementaires. La question la plus brûlante porte sur la pénalisation des clients. En 2013, la commission sénatoriale chargée de préparer la loi avait rejeté cette idée, pourtant introduite à la demande du gouvernement, adoptée par l'Assemblée nationale, et défendue par plusieurs ministres.

La crispation des positions entre le Sénat et le gouvernement semblait avoir eu pour effet d’enterrer le projet, mais le voici remis à l’ordre du jour, malgré l’opposition du président (socialiste) de la commission sénatoriale, qui vient d’en démissionner pour manifester son farouche désaccord avec la vision abolitionniste des ministres les plus impliquées. Il est vrai que le sujet est complexe, peu nourri par des statistiques fiables. Même si les politiques vis-à-vis de la prostitution varient fortement d’un pays à l’autre, même si certains pays ont changé leur approche de la question, ces changements législatifs n’ont jamais fait l’objet d’évaluations sérieuses. L’absence d’éclairage un tant soit peu objectif conduit donc les débats à se placer sur un terrain fortement idéologique, et l’approche morale prévaut souvent sur l’analyse pragmatique. Le pays le plus souvent cité en exemple est la Suède, qui a introduit en 1999 la pénalisation des clients ; si cette loi a entraîné une très nette diminution de la prostitution la plus visible en Suède, elle semble également avoir contribué à une fragilisation des personnes prostituées, et à une augmentation du phénomène dans les pays les plus proches. Ces effets néfastes sont pourtant régulièrement dénoncés par des associations de personnes prostituées, mais leur voix est presque systématiquement disqualifiée par les tenants de la position abolitionniste.

Un autre changement législatif, dont on parle très peu en France, a pourtant fait l’objet récemment d’une analyse plus complète (1). La jurisprudence de l’Etat de Rhode Island, aux Etats-Unis, a brusquement évolué à la suite d’un jugement de 2003 conduisant à une décriminalisation de fait de la prostitution «d’intérieur». Combinant des sources policières à une analyse des annonces publicitaires et à des données épidémiologiques, les auteurs montrent plusieurs effets. Tout d’abord, la très forte augmentation, dans la presse locale, des publicités presque explicites pour des services à caractère sexuel indique une augmentation de l’activité prostitutionnelle pratiquée dans des endroits protégés (salons de massage). Mais cette augmentation s’est aussi traduite par une amélioration importante des conditions d’exercice, manifestée par une diminution de 39% du taux d’infection par la blennorragie, infection dont la transmission est particulièrement élevée au sein de la prostitution de rue. En outre, les dépôts de plainte pour violence sexuelle ont baissé de 31% dans l’ensemble de l’Etat. Les auteurs attribuent cette baisse à une possible substitution, déjà évoquée par Thomas d’Aquin, entre le recours aux services sexuels tarifés et les agressions à l’égard des femmes.

Ces résultats peuvent se prêter à de multiples interprétations. Pour celles et ceux qui voient la prostitution, notamment féminine, comme une activité intrinsèquement dégradante, qui ne constituerait rien d’autre qu’une violence masculine à l’égard de femmes jamais en mesure d’exprimer leur consentement, l’augmentation de l’activité suffit en soi à conclure que cette évolution du droit a été néfaste. Pour les autres, davantage inquiets des conséquences réelles pour la santé et le bien-être des travailleuses du sexe que du salut de leur âme, prêts à entendre le point de vue que celles-ci expriment lorsqu’on leur en donne l’occasion, prêts aussi parfois à reconnaître que si les clients en retirent une forme de plaisir, ce plaisir peut être pris en compte dans l’analyse, l’amélioration de la santé et la baisse de la criminalité doivent primer sur les considérations morales. L’approche en termes de réduction des risques, dont les succès sont solidement établis dans les politiques vis-à-vis des drogues, inspirera-t-elle les législateurs français ?