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Libération
Analyse

Alcatel et Nokia, fusion haut débit

L’équipementier finlandais a confirmé, mardi, son intention de racheter le groupe franco-américain fragilisé.
Des fibres optiques d’Alcatel destinées à relier les Etats-Unis à Porto Rico. (Photo J. M. Gomez. Reuters)
publié le 14 avril 2015 à 19h56

Il faut sauver le soldat Alstom, il faut sauver le soldat Alcatel…» : depuis le début des années 2000, tous les gouvernements se sont succédé autour de ce mot d'ordre, au chevet des deux grands malades de l'industrie française, issus du même creuset historique (la Compagnie générale d'électricité d'Ambroise Roux). Mais, dans un cas comme dans l'autre, le salut - tout relatif - sera venu de l'étranger, au grand dam des tenants du «patriotisme économique». Un an après l'annonce du rachat de la branche énergie d'Alstom par l'américain GE, c'est au tour d'Alcatel d'être avalé par un concurrent étranger. Le finlandais Nokia a confirmé, mardi, son intention de racheter l'ensemble d'Alcatel-Lucent dans le cadre d'une «fusion complète», par échange d'actions. De ce mariage encore «en discussion» entre deux groupes qui ont beaucoup perdu de leur splendeur passée, devrait naître un nouveau «champion européen» des équipements pour réseaux mobiles et Internet : 25 milliards d'euros de chiffre d'affaires et plus de 100 000 salariés. De quoi rivaliser, sur le papier, avec le suédois Ericsson, leader du secteur, et les dragons chinois Huawei et ZTE.

L'opération ne devrait pas poser de problèmes financiers à Nokia. Le finlandais a cédé, l'an dernier, ses smartphones à Microsoft pour 5,4 milliards d'euros, et il pèse deux fois plus lourd en Bourse (28,7 milliards d'euros) que le groupe franco-américain (12,4 milliards). En revanche, elle devrait aboutir à l'annexion complète d'Alcatel-Lucent par Nokia, et à sa sortie définitive du CAC 40. Un nouveau symbole du déclin industriel français, même si depuis sa fusion - ratée -, en 2006, avec l'américain Lucent, le centre de gravité d'Alcatel s'était déporté vers les Etats-Unis. Essoré par de multiples plans sociaux qui ont vu ses effectifs chuter de 80 000 à 53 000 salariés, le groupe basé à Paris ne compte plus, aujourd'hui, que 8 000 salariés dans l'Hexagone. Et sur 13,2 milliards d'euros de chiffre d'affaires en 2014, 44 % viennent des Amériques, contre 23 % d'Europe… Cela n'a pas empêché politiques et syndicats de monter au créneau sur le thème : «France ton industrie fout le camp».

Commandes. Dès l'annonce de la fusion, Bercy s'est fendu d'une déclaration disant le gouvernement «très attentif à ses éventuelles conséquences sur l'emploi et l'activité des sites français d'Alcatel-Lucent, notamment en recherche et développement (R&D), et à ses effets sur l'ensemble de la filière télécoms». Et dans l'après-midi, François Hollande a reçu (convoqué ?) à l'Elysée les patrons des deux groupes, Rajeev Suri pour Nokia et Michel Combes pour Alcatel. On imagine le message : vous faites ce que vous voulez en tant qu'entreprises privées, mais pas de casse sociale en France. Jean-Luc Mélenchon a immédiatement sorti l'artillerie lourde contre «le patronat et le gouvernement bradeurs de l'indépendance du pays»: «un instrument majeur de savoir-faire et de prouesse technique dans les télécoms va être pillé», a tonné le leader du Parti de gauche.

Les syndicats, qui ont demandé à être reçus «au plus vite» par le gouvernement, ont de quoi être inquiets pour l'emploi, vu le passif des deux groupes. En dix ans, les effectifs de Nokia ont été divisés par deux à 62 000 salariés. Côté Alcatel, l'annonce de la fusion avec Lucent en 2006 s'était immédiatement traduite par 12 500 suppressions d'emplois. Suivis en 2007 de 4 000 autres, puis de 1 000 en 2008 et encore 5 000 en 2012 (dont 1 430 en France). Et Michel Combes, qui a pris les commandes du groupe en 2013, a remis le couvert dans le cadre de son plan «Shift» : 10 000 suppressions de postes cette fois, dont «seulement» 600 en France. Une véritable hémorragie due à l'échec cinglant du mariage d'Alcatel avec l'américain, dont le seul avantage aura été d'apporter dans la corbeille les fameux brevets des Bell Labs. Bref, il ne reste plus grand-chose à «tailler» en France, où Alcatel-Lucent fait surtout de la R&D à Paris et Rennes. Avec ce traitement de choc, le groupe a réduit ses pertes (113 millions d'euros en 2014, contre 1,3 milliard en 2013). Mais, en Europe comme aux Etats-Unis, les salariés risquent de trinquer. L'analyste télécoms finlandais Mikko Ervasti prédit ainsi «une restructuration en profondeur chez Alcatel : il va falloir trouver des synergies avec Nokia et certains segments devront être démantelés, d'autres revendus».«Alcatel devrait plus souffrir que Nokia qui a déjà dégraissé au maximum», renchérit son collègue suédois Daniel Djurberg.

Partie. On peut compter sur le zèle de Rajeev Suri, le patron indien de Nokia, qui a supprimé 17 000 postes quand il dirigeait Nokia Siemens Network et, à peine nommé à la tête du groupe l'an dernier, a promis que 2015 serait «une année d'exécution», sans mauvais jeu de mots… Avec l'annonce du rachat d'Alcatel-Lucent, on y est, Nokia joue son va-tout : après avoir perdu la bataille du mobile face à Apple et Samsung, et vendu ses smartphones à Microsoft, il s'agit de se réinventer en numéro 1 mondial des équipements télécoms. Mais la partie est loin d'être gagnée pour le finlandais qui fête cette année ses 150 ans. La guerre des prix fait rage et le marché en plein boom des réseaux 3G et 4G a vu ses marges «laminées» par l'irruption des chinois Huawei et ZTE. Et puis «deux malades dans un même lit ne font pas forcément un corps sain et vaillant», rappelle un ex-cadre Alcatel désabusé.