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Libération
Récit

La fuite des capitaux casse les Brics

La croissance des pays émergents, qui s’étaient imposés depuis la crise de 2008, est menacée par la perspective d’un relèvement des taux d’intérêt américains.

Dans une usine de jouets avant la Coupe du monde, à Sao Bernardo do Campo, en février 2014. Le Brésil devrait entrer en récession cette année. (Photo Paulo Whitaker. Reuters)
Publié le 19/04/2015 à 19h16

C’est juste un acronyme. Une construction artificielle inventée il y a un peu plus de dix ans par des économistes de Goldman Sachs pour regrouper des pays promis à un bel avenir économique. Brics, pour Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud. Juste avant la crise des subprimes de 2008, ces cinq-là représentent 80% de la croissance mondiale. Alors, forcément, lorsque le monde est à l’époque au bord du précipice, nul besoin de jouer des coudes pour prendre place autour de la grande table du club des pays les plus riches. Pour les Brics, c’est tapis rouge. Le G8 vieillot se transforme en un G20 ardent.

Mais ça, c'était avant. Avant l'affaiblissement de l'économie mondiale, avant la chute de la demande des pays riches, la dégringolade du cours des matières premières et les politiques monétaires dites non conventionnelles, adoptées par la plupart des grandes banques centrales du monde. Aujourd'hui, l'acronyme n'est plus à la fête. La directrice générale du Fonds monétaire international (FMI), Christine Lagarde, ne pouvait être plus explicite. Il y a deux semaines, à la veille des réunions de printemps du FMI et de la Banque mondiale, elle a évoqué la possibilité d'un «parcours mouvementé» des marchés émergents quand la banque centrale américaine (Fed) finira par relever ses taux d'intérêt à court terme. Elle s'est aussi inquiétée de voir «la liquidité des marchés financiers [émergents] s'évaporer rapidement si tout le monde se bouscule vers la sortie au même moment». Elle aurait pu ajouter que le Brésil ne pourra rien y faire. Car la «sortie», le plus grand pays d'Amérique latine s'y dirige tout droit, comme l'Argentine, la Turquie, l'Inde, l'Afrique du Sud ou la Russie, où la fuite des capitaux a été aggravée par la crise ukrainienne.

Ardeurs. Au Brésil, à l'instar d'autres pays émergents, plusieurs événements ont déclenché depuis début 2014 cette fuite des capitaux. Elle a déjà fait perdre à la devise brésilienne près de 30% de sa valeur en deux ans. Il y a notamment eu cette décision de la Fed de réduire ses injections de liquidités : 85 milliards par mois en décembre 2013 (78,6 milliards d'euros), contre 65 milliards en février 2014. Certes, ces sommes astronomiques servaient à financer la reprise de l'activité américaine. Mais des centaines de milliards de dollars sont alors partis vers les pays émergents, où les placements rapportaient plus, abandonnant sans regret les taux d'intérêt zéro des Etats-Unis ou de l'Europe.

La simple évocation d'une politique monétaire moins accommodante outre-Atlantique, avec l'éventualité d'une remontée graduelle des taux pour refroidir les ardeurs de la reprise, s'est traduite par des transferts de capitaux du Brésil, d'Inde, d'Afrique du Sud ou de Turquie vers le sol américain. «Ce mouvement explique en grande partie la dépréciation des devises émergentes et la hausse du billet vert», dit un analyste financier.

«Erreurs». Mais pour un Chinois ou un Brésilien, qui a des revenus libellés en yuans ou en reais, un dollar plus cher signifie une dette plus lourde à supporter. «Ce sont surtout les grandes entreprises de ces pays qui en pâtissent, poursuit l'analyste. Elles souffrent car elles se sont endettées sur les marchés financiers en dollars. Or, plus la valeur de leur devise se déprécie, plus leur dette extérieure exprimée en dollars augmente.» Nombre d'entreprises au Brésil, en Argentine, en Turquie ou en Chine sont déjà dans l'impossibilité de rembourser leurs dettes. Ceux qui leur prêtaient préfèrent rapatrier les capitaux. Cette situation est d'autant plus difficile que la croissance s'est évaporée. Le Brésil en sait également quelque chose. De 7,5% de croissance en 2010, le pays pourrait connaître une récession cette année (-0,8%). Les raisons d'une telle chute ? «Ce Brésil paye aujourd'hui les erreurs de sa politique économique, estime Pierre Salama, auteur d'une étude sur les économies émergentes (1). Il s'est laissé porté par la hausse des matières premières, à tel point que ses responsables politiques ont oublié de développer leur industrie et d'améliorer leur compétitivité. Résultat, ce pays s'est "reprimarisé". La part des matières premières dans le PIB et les exportations est toujours plus importante. Dès que les cours s'effondrent, dès que la demande chinoise en fer, en blé ou autres minerais n'est plus là, c'est toute une économie qui vacille, avec des risques d'explosion sociale sur fond de scandale politico-financier.»

Pour le Brésil, la Turquie ou la Russie notamment, c’est la nouvelle quadrature du cercle. Ralentir la dépréciation de leur monnaie, qui a provoqué une hausse des prix (importations facturées en dollars oblige), nécessiterait un relèvement des taux d’intérêt. Avec un risque : une accélération de la baisse des crédits, donc de la consommation et de l’investissement.

Panne. Certes, la Chine se trouve dans une tout autre position. Mais la première puissance économique ralentit aussi fortement. Mois après mois, ses prévisions économiques sont revues à la baisse. La dernière en date, celle du FMI, ne table plus que sur un taux légèrement inférieur à 7%. Déjà en 2014, avec 7,4% de croissance, Pékin a atteint son rythme de progression annuelle le plus faible depuis 1990. Or, si ces pays émergents en panne de croissance se mettent à serrer la vis de leurs dépenses, le reste du monde finira par s'en apercevoir. Au risque de compromettre sérieusement la reprise qui se confirme aux Etats-Unis et ne fait que s'amorcer en Europe.

(1) «Les Classes moyennes peuvent-elles dynamiser la croissance du PIB dans les économies émergentes ?», fondation Maison des sciences de l’homme, 2014.