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Libération
TRIBUNE

Réflexions d’un pilote de ligne, après le crash

(Illustration Stefano Rossetto)
par François Suchel, Pilote de ligne
publié le 26 avril 2015 à 17h06

L’accident de l’A320 de Germanwings doit nous interroger sur notre société hypermédiatisée, ultraconcurrentielle et déréglementée dans le transport aérien. Nous avons assisté à la même hystérie que pour le vol MH370, la même fascination du drame, défiant parfois le bon sens, et révélatrices des deux maladies graves qui rongent notre société : la peur et l’impatience. Dans les années 30, Jean Mermoz exultait lorsqu’un sac de courrier en partance de Paris parvenait à Buenos Aires en quatre jours. Aujourd’hui, l’avion est devenu si lent eu égard au tempo des médias.

Depuis trente ans, les suicides d’un pilote aux commandes d’un avion de ligne se comptent sur les doigts d’une main. Et dans trois cas sur les cinq recensés, les deux pilotes étaient présents dans le cockpit. Les futures mères ont donc plus de probabilité d’accoucher d’un enfant avec six doigts. Malgré ces faits, l’Agence européenne de sécurité aérienne a émis une recommandation sur la présence permanente de deux membres d’équipage dans le cockpit, alors que les cendres de l’Airbus fumaient encore. Dans une forme de course démagogique au plus vertueux, certains exploitants avaient même annoncé une telle mesure avant les autorités de tutelle. Pourtant, cette décision ne changera rien aux deux véritables problèmes de fond : de quelle manière les compagnies aériennes prennent-elles en compte la santé mentale des pilotes ? Quelle influence sur cette santé mentale ont les règlements édictés par les autorités ?

En vertu de la loi, je dois me sentir apte au vol lorsque je prends les commandes. Les problèmes personnels doivent rester à la porte du cockpit. Voilà pour la théorie. En pratique, il arrive à tout pilote de voler en étant préoccupé par des sujets totalement étrangers à l'aviation. Nous sommes comme tout le monde, avec une vie personnelle plus difficile à gérer que beaucoup d'autres. La vie de l'extérieur s'insinue parfois au poste de pilotage. C'est là que commencent les problèmes. Une forme d'absence peut s'installer, on rate un message radio, on oublie une vérification, on n'est plus dans le rythme, trop vite, trop haut, maints petits signes nous disent : «Tu n'es pas là. Réveille-toi !» L'enjeu est donc de savoir, et de pouvoir dire non : «Aujourd'hui, je ne suis pas en état de voler. J'appelle la compagnie et je lui dis que je ne viendrai pas.» C'est une démarche très difficile. La conscience professionnelle nous commande de renoncer, mais elle nous souffle aussi de remplir la mission. Et la compagnie acceptera-t-elle seulement ce genre de lapin ? A Air France, nous pouvons nous «décommander» sans pression. Les agents de planning sont généralement conciliants. Notre salaire, notre promotion ne dépendent en aucun cas de nos arrêts de travail. D'autres compagnies, aux arguments économiques plus convaincants, sont beaucoup plus dures d'oreilles. Appelez Michael O'Leary (PDG de Ryanair) pour lui dire que vous ne vous sentez pas… Il vous dira simplement de changer de métier. D'ailleurs, un grand nombre de ses pilotes ne sont même pas salariés, mais signent des contrats avec des intermédiaires basés dans des paradis fiscaux. Ils sont auto-entrepreneurs. En septembre 2005, l'un d'entre eux a perdu tout repère à l'approche de Rome. Il n'avait pas osé annuler sa mission, malgré le décès de son fils, deux jours plus tôt. Au cœur des orages, l'avion erra sans but précis, pour finir à Pescara avec moins de trente minutes de carburant dans les réservoirs, en situation de détresse. Dans une autre compagnie à la couleur orange, dont le développement en France réjouit notre ministre des Transports, les mécanismes de rémunération prennent en compte la performance économique individuelle. Un arrêt de travail coûtant à la compagnie, le pilote verra ses primes diminuer. Or, un pilote de ligne n'est pas un employé comme un autre. Rappelons que le facteur humain est impliqué dans la majorité des accidents aériens. Notre préoccupation doit également porter sur la réglementation, car les mêmes autorités, si promptes à transiger dans l'urgence et l'émotion, ont depuis vingt ans méthodiquement détricoté le cadre réglementaire de nos licences. L'harmonisation européenne s'est faite par le bas. Déjà, lorsque je commençai ma carrière en 1990, la licence de pilote professionnel 1ère classe était supprimée au profit de la formation pratique complémentaire, une version allégée. J'ai néanmoins pu voler trente heures sur Corvette, un petit turboréacteur, avant de transporter mes premiers passagers sur Boeing 737. De nos jours, les jeunes pilotes terminent leur formation sur un bimoteur à piston de 6 places. Résultat ? Le diplôme permettant légalement à un individu de transporter des passagers en ligne est jugé insuffisant par les compagnies aériennes pour garantir la sécurité des vols. Elles exigent dorénavant une expérience minimale de 1 500 heures de vol, à moins qu'elles ne maîtrisent, comme la plupart des majors, l'ensemble de la filière de formation et de sélection. Un système potentiellement explosif a vu le jour : le pay to fly. Dans certaines compagnies peu regardantes, le pilote paie pour voler et acquérir ainsi l'expérience pour postuler dans de meilleures entreprises. Il s'agit souvent d'un ménage à trois impliquant la compagnie, qui rémunère son pilote au minimum, et un intermédiaire auprès duquel le pilote achète un package de «formation en ligne». Le bilan comptable est négatif pour le pilote, endetté pour de nombreuses années, le législateur est perdu dans les arcanes de montages savamment concoctés pour se jouer des lois, et les passagers, qui n'ont rien demandé, paient leur billet pour partir en vacances.

Si l'on s'émeut du drame de Germanwings, on doit s'émouvoir de ces pratiques honteuses, ayant une conséquence immédiate : jamais un pilote qui paie pour voler n'annulera sa mission, même dans un état psychologique incompatible avec ses responsabilités. Qu'est donc devenu l'équipage, cher à Joseph Kessel, «cette entité morale, cette cellule à deux cœurs, deux instincts, que gouvernait un rythme pareil» ?

Dernier ouvrage publié : «Sous les ailes de l'hippocampe», éditions Guérin. www.souslesailesdelhippocampe.com