Le débat public révèle une grande confusion dans la définition d’une politique progressiste. Le label «de gauche» repose sur des critères qui mêlent objectifs affichés et instruments déployés. Or, pour sortir de la paralysie à gauche, il est fondamental de distinguer entre instruments et objectifs. Selon nous, une politique de gauche doit se définir par ses objectifs, et leur poursuite ne doit pas être entravée par des limites imposées sur les instruments utilisables. En particulier, des mécanismes de marché peuvent être des outils puissants au service des objectifs de la gauche.
S’agissant des objectifs, se limiter à la réduction des inégalités est un peu court. Centrale dans la définition d’une politique progressiste, la question des inégalités a été approfondie par les chercheurs qui s’intéressent à la justice sociale. A cet égard, il est impératif de distinguer les inégalités des chances et celles des résultats, et de se donner pour objectif la réduction de ces deux types d’inégalités. Les inégalités liées au genre doivent être combattues sous ces deux angles. Or, si l’idéal républicain méritocratique ne s’intéresse qu’à la réduction des inégalités des chances pour donner à chacun «sa chance dans la course», la gauche française se focalise trop sur les mécanismes de redistribution compensatoires des inégalités de revenu, sans s’intéresser aux mécanismes sociaux de construction de ces inégalités.
L’égalité des chances correspond à une situation où tous les jeunes seraient placés sur la même ligne de départ, quels que soient leur genre, leur couleur de peau ou leurs milieux sociaux. Cet objectif n’est réalisé dans aucune société contemporaine, sauf peut-être en Suède d’après certaines études. En revanche, la France est championne des inégalités scolaires qui deviennent des inégalités des chances à l’âge adulte. Une politique de gauche doit se donner cet objectif d’égalité des chances dans tous les domaines.
Toutefois, les inégalités qui résulteraient d’une émulation entre tous les membres d’une même génération peuvent être jugées choquantes par leur ampleur et les échecs subis par certains. Le hasard a aussi son rôle dans les trajectoires des individus. Il est donc aussi important de réduire les inégalités de résultats. Même si l’effort et le talent doivent être reconnus, une politique de gauche doit viser la cohésion sociale en limitant l’ampleur des inégalités de revenus et d’accès aux éléments de bien-être que sont la santé, le logement, le loisir, etc. La croissance doit aussi profiter à tous, y compris aux plus défavorisés. Enfin, au-delà de l’accès aux sources matérielles de bien-être, une politique de justice doit aussi chercher à instaurer des relations sociales offrant à tous un accès à la dignité, au contrôle de sa propre vie, et à la participation à la vie en société.
Poursuite de l’égalité des chances, réduction des inégalités de niveaux de vie, réduction de la pauvreté et croissance partagée, mais aussi égalisation des droits et des pouvoirs, nous semblent définir les objectifs d’une politique de gauche. Par contre, la définition des instruments pour atteindre ces objectifs doit être aussi large que possible.
La panoplie d’instruments doit comprendre les outils incitatifs dont dispose l’Etat, impôts ou subventions, dispositions réglementaires, etc. Par exemple, un relèvement de la progressivité de l’impôt sur le revenu permettant de financer une prime d’activité pour des travailleurs pauvres et un relèvement du revenu minimum fait partie des instruments dont il faut étudier l’efficacité pour remédier à une augmentation des inégalités comme celle que connaissent les Etats-Unis depuis les années 80. Mais, d’autres solutions sont à discuter comme l’ouverture du pouvoir de décision dans l’entreprise sur le partage des gains de productivité entre actionnaires, dirigeants et salariés.
Le marché concurrentiel doit-il être rejeté a priori ? La messe semble dite à gauche, tant le marché y a mauvaise presse. La réponse à apporter est plus subtile. En général, un marché concurrentiel permet de lutter contre les rentes de situation qui figent les inégalités des chances et brident les possibilités d’innovation. Mais cet outil puissant doit être mobilisé avec discernement. Par exemple, le «valeureux entrepreneur schumpeterien» qui a réussi à faire profiter les consommateurs d’une innovation technologique dans un premier temps peut ensuite se transformer en monopoleur, après avoir éliminé ses concurrents. Les pouvoirs publics doivent toujours veiller à ce que le marché reste ouvert, autrement dit «contestable». Il ne faut pas oublier que l’absence de dynamique concurrentielle en France nous coûte des points de croissance, une croissance nécessaire pour financer notre système de protection sociale.
Ce propos général se décline de façon précise dans de nombreux domaines. Comme l’introduction d’une quatrième licence de téléphonie mobile a fait baisser spectaculairement le prix des forfaits. Ne boudons pas notre plaisir, voilà un service moins cher en France qu’à l’étranger ! Tous les consommateurs sont gagnants mais surtout les jeunes, friands de ce type de service. Plus les personnes ont un revenu faible, plus la diminution du forfait représente un gain appréciable de pouvoir d’achat. Augmenter la pression concurrentielle a permis de dissiper la rente oligopolistique : tout ceci contribue à une réduction des inégalités de niveaux de vie.
Pour dominer le marché, encore faut-il se donner la peine de le comprendre. Le marché se venge des ignorants. Une politique de gauche doit être éclairée et non guidée par des a priori idéologiques, qui sont paralysants. On ne peut pas faire l’impasse sur la connaissance et la compréhension des mécanismes économiques et de ce qui a réussi dans d’autres pays. Pour être paradoxale, cette vérité n’en est pas moins essentielle : pour contrevenir au laisser-faire il faut investir dans la connaissance des forces du marché. La classe politique dans une démocratie a un besoin vital d’être éclairée par la connaissance. C’est un pacte originel qu’elle ne devrait pas oublier.