Menu
Libération

La malédiction du pétrole

Après avoir vécu grâce à la rente des hydrocarbures, l’Algérie a découvert les carences de son économie avec l’effondrement des cours du brut.
Dans la casbah d’Alger. Les recettes des exportations de gaz et de pétrole ont baissé de 42,8 % entre janvier et avril. (Photo Étienne Maury. Hanslucas)
publié le 14 juin 2015 à 19h46

«En apparence, tout est calme. Les voitures dernier cri sont toujours plus nombreuses dans les rues. Les magasins bien approvisionnés. Mais attention, l'économie algérienne s'est transformée en bombe à retardement.» C'est un ancien président d'une très grande entreprise algérienne qui parle sous couvert d'anonymat. «Comment éviter le pire ?» Sa réponse est sans appel : «On pourrait formuler des solutions, imaginer un vrai modèle de développement. Mais ce serait des considérations déjà mille fois avancées dans le passé et jamais appliquées dans la réalité…» Il ponctue ses propos sur l'Algérie de l'expression «dutch desease», ou maladie hollandaise : le pays est englué dans sa rente en hydrocarbures comme le furent les Pays-Bas durant les années 60, quand ils combinaient abondance des recettes pétrolières et désindustrialisation. En Algérie, les hydrocarbures représentent 97 % des exportations. Entre 2000 et 2012, gaz et pétrole ont généré 850 milliards de dollars de recettes en devises étrangères, selon les bilans de la Sonatrach, la compagnie nationale des hydrocarbures.

«Dormez tranquille»

Petit flash-back pour saisir l’ampleur de la menace. Nous sommes au début de l’an 2000. Les services publics sont défaillants, la corruption gangrène l’ensemble du pays et inhibe tout le tissu productif. La grogne sociale monte. Certes, l’Algérie a l’habitude d’utiliser les revenus du gaz et du pétrole pour apaiser les tensions, mais toujours à l’avantage d’une oligarchie politique. En 2000, c’est promis, les choses vont changer, dit en substance le gouvernement d’Abdelaziz Bouteflika. C’est lui qui décide de créer un fonds public, à l’image de ce qui se fait déjà au Qatar, en Arabie Saoudite, au Koweït ou en Norvège… Des fonds souverains censés remplir un triple objectif : boucher les déficits budgétaires, investir le surplus de recettes pétrolières dans des entreprises locales ou étrangères et constituer des réserves sonnantes et trébuchantes pour les générations futures.

Mais le «Fonds de régulation des recettes» créé par l'Algérie est sans pareil. Pas le moindre dinar investi dans le secteur privé. «Ce fonds a servi à acheter la paix sociale. Les subventions n'ont cessé de gonfler», estime le président de l'association Algérie Conseil Export, Lalmas Smail. Qui ajoute : «Nous nous sommes mis dans une situation absurde où tout est subventionné. Un système de subvention aurait pu contribuer à favoriser le développement, mais pour cela il fallait planifier une politique industrielle.»

Abondé de 4 milliards de dollars lors de sa création, le fonds de régulation regorge très vite de devises. Grâce à un prix du baril qui ne cesse d'augmenter. De 40 dollars en 2000, il frôle les 140 dollars en 2008. Une aubaine pour les caisses de l'Etat. Le fonds atteint 46 milliards de dollars en 2007, et double en 2012. Alors, qu'importe si les budgets prévisionnels (hors recettes pétrolières) affichent toujours un déficit abyssal ! La valeur de l'or noir laisse croire en la possibilité de faire face à tous les excès. «Pendant des années on nous disait : "Dormez tranquille, braves gens, le fonds de régulation sera toujours là pour subvenir à vos besoins", confie un banquier algérois. Mais, aujourd'hui, le pays est confronté à un choc pétrolier qui ne cesse de s'amplifier depuis le début de la chute des cours, en juin 2014. Le gouvernement est dans le déni, refusant d'admettre cette réalité.»

A environ 60 dollars le baril de pétrole, c’est l’ensemble des fragilités du tout-pétrole qui sont mises en évidence. Dans un pays où les hydrocarbures représentent la quasi-totalité des recettes extérieures et 60 % du budget de l’Etat, le manque à gagner est considérable : les recettes provenant des exportations de gaz et de pétrole ont baissé de 42,8 % entre janvier et avril 2015. Résultat : le déficit public se creuse, comme la balance commerciale. Difficile de puiser dans le bas de laine du fonds de régulation des recettes, qui a fondu à 45 milliards de dollars. Plus inquiétant, il n’est plus alimenté depuis décembre.

Et si le prix du baril devait se maintenir à un niveau relativement bas, les projections aboutissent toutes au même résultat : il ne resterait dans les caisses du fonds qu’une petite dizaine de milliards de dollars en 2018-2019.

«Rien n’est produit en Algérie»

Une véritable quadrature du cercle s'est mise en place sous les yeux d'un gouvernement incapable (pour l'instant) de formuler la moindre alternative. «La situation est d'autant plus préoccupante que nous importons tout, explique Lalmas Smail. Sur les 60 milliards de dollars de produits importés en 2014, l'automobile représente 8 milliards. A part les hydrocarbures bruts, rien n'est produit en Algérie. Quant au poids de l'industrie, qui atteignait 20 % du PIB à la fin des années 90, il n'est plus que de 4 %.» La liste des produits subventionnés est copieuse : lait, farine, blé, huile, sucre, eau, gaz… La plupart des produits de consommation courante sont vendus à des prix inférieurs aux coûts de productions, décourageant le développement d'une filière nationale.

Réduire les importations ou les subventions reviendrait à instaurer une vérité des prix. Autrement dit, une hausse de l'inflation déjà élevée (15 %). Avec, en prime, le risque d'une explosion sociale, la population ayant, soudainement, les plus grandes difficultés à subvenir à ses besoins essentiels. Difficile de faire marche arrière lorsque les subventions atteignent un quart du PIB. Sauf à mettre en place une véritable politique industrielle. «Pour cela, il faut accepter de ne pas confier la gestion du pays aux copains et aux cousins», estime un analyste financier. Une revitalisation de l'économie est d'autant plus urgente que le pays compte 1 million d'habitants supplémentaire chaque année.

«On a trop tendance à noircir le tableau. Certes, l'Algérie va payer le fait qu'elle n'a pas joué la carte de la diversification. Mais elle n'est pas à court de moyens, les réserves de la Banque centrale dépassent les 100 milliards de dollars», tempère la Coface, assureur français de crédit à l'exportation. Si les cours du pétrole devaient encore stagner, l'Algérie n'aura toutefois d'autres choix que réduire le niveau d'intervention de l'Etat. Certes, le gouvernement pourrait augmenter la masse de dinars en circulation pour calmer les tensions. Mais ce serait l'assurance de booster une inflation. C'est sans doute pour cela que les Algériens qui en ont les moyens achètent sur le marché des changes parallèle des euros et des dollars dont la valeur ne cesse de s'apprécier. Histoire de se prémunir contre un prochain choc.