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Libération
Analyse

La Californie n'est plus le Pérou pour Uber

Alors que les recours en justice se multiplient dans le monde contre cette application de transports urbains au succès foudroyant, le jugement d'un tribunal de San Francisco pourrait remettre en cause son modèle économique ultrarentable.
Uber compte un million de chauffeurs dans le monde, 160 000 aux Etats-Unis. (Photo Britta Pedersen. AFP)
publié le 18 juin 2015 à 15h09
Avec Uber, devenu un des plus prolifiques clients des prétoires, la justice souffle le chaud et le froid. Alors qu’un tribunal parisien vient de relaxer un chauffeur UberPop mis en examen pour exercice illégal du métier de taxi, un tribunal californien a rendu un jugement qui pourrait à l’inverse remettre gravement en cause le modèle économique de cette application de transport urbain aujourd’hui disponible dans des centaines de villes dans le monde.
Prononcé en mars mais rendu public mercredi soir, le jugement du tribunal de San Francisco stipule que les chauffeurs utilisés par Uber doivent être considérés comme ses salariés et non comme des indépendants affiliés à sa plateforme dématérialisée de réservation et de tarification de courses. La décision fait suite à la plainte déposée par une ancienne conductrice, Barbara Ann Brewick, dont la commission du travail de l’Etat de Californie avait estimé qu’Uber devait lui rembourser plus de 4 000 dollars (3 500 euros) de frais. Afin de casser ce jugement, c’est Uber qui avait saisi le tribunal de San Francisco.

Notation insuffisante

Rompu aux procédures juridiques auxquelles la société est confrontée dans bon nombre de pays, Uber a fait appel de ce jugement. La société qui procure du travail plus ou moins occasionnel à 160 000 chauffeurs aux Etats-Unis pour seulement 1 000 employés à son siège de San Francisco fait valoir qu’elle n’est pas une société de transport mais une «plateforme neutre d’un point de vue technologique». Autrement dit, qu’elle n’impose rien à ses chauffeurs, ni horaires de travail, ni même un nombre minimal de courses.

Un point de vue réfuté par le jugement californien qui a considéré que le rôle d'Uber allait bien au-delà : en imposant ses critères de recrutement aux chauffeurs et en les sélectionnant, Uber se comporterait comme n'importe quel employeur. Sans compter qu'en cas de notation insuffisante par les usagers ou lorsqu'ils n'ont pas travaillé pendant cent quatre-vingts jours de suite, Uber désactive son application pour les chauffeurs en arguant de leur non-conformité à ses règles.

Droits sociaux

Uber et ses dirigeants «sont impliqués dans chaque aspect des opérations», a argumenté l’auditeure de l’Etat de Californie, Stephanie Barrett, et pour cette raison doit «indemniser son employé pour tout ce que l’employé dépense dans le cadre de ses fonctions», ajoute-t-elle. Comme par exemple les frais de péage dont Barbara Ann Brewik avait demandé le remboursement à son «employeur». Mais si tous les chauffeurs d’Uber doivent être considérés comme des salariés, la société va devoir prendre en charge des dépenses énormes, qui vont bien au-delà du remboursement des frais de péage.
Elle pourrait être contrainte de leur accorder des droits sociaux (assurance-santé, retraite), de payer leur assurance automobile ou les dépenses d’entretien de leur véhicule. De quoi faire exploser ses coûts aujourd’hui surtout concentrés dans le développement technologique, le marketing et le juridique puisqu’Uber dépense des sommes colossales pour faire reconnaître la validité de son modèle dans des tribunaux du monde entier. Pour s’en sortir, la société pourrait alors être contrainte de devoir réduire sa «flotte» de chauffeurs sous-traitants – un million dans le monde –, qu’ils soient titulaires de licences de VTC ou simples particuliers affiliés à son service UberPop.
C’en serait alors fini de ce modèle ultrarentable carburant à l’effet de réseau (plus il y a de clients, plus la société est en mesure de proposer des tarifs compétitifs). Adieu le rêve d’une société sans actifs ou presque, mutualisant à son avantage la propriété des autres et se limitant à une mise en relation sur lequel elle perçoit une commission comme n’importe quel «apporteur d’affaires». Un modèle qui a permis à cette start-up de connaître une progression fulgurante ces dernières années et d’attirer des géants des nouvelles technologies à son capital, comme Google. Valorisée autour de 50 milliards de dollars, Uber est aujourd’hui une des sociétés non cotées les plus chères au monde.

Forte portée symbolique

Contacté par l’AFP, un porte-parole d’Uber à Paris a estimé que ce jugement ne remettait pas en cause son modèle puisqu’il est «non contraignant et s’applique à un seul chauffeur». Les chauffeurs choisissent Uber «pour la flexibilité et le contrôle» dont ils disposent, et ils «peuvent choisir de gagner leur vie en travaillant pour plusieurs employeurs, y compris d’autres sociétés de transport», a-t-il fait valoir.
Si Uber minimise donc la portée de cette décision, elle n’en revêt pas moins une forte portée symbolique pour cette multinationale déjà présente dans une soixantaine de pays. D’abord parce que c’est le siège de la société et son lieu de naissance, ensuite parce qu’il s’agit de son premier marché. Mais la bataille juridique est encore très loin d’être close : le problème du statut social des chauffeurs Uber pose des problèmes inédits à des tribunaux un peu partout dans le monde qui tâtonnent pour trouver le juste équilibre entre la liberté d’entreprendre chère à Uber et ses devoirs vis-à-vis de ses chauffeurs indépendants.
Au-delà du cas d’Uber, c’est la question de la régulation des dizaines de plateformes d’intermédiation qui ont copié son modèle en l’appliquant à quantité d’activités (le shopping avec Instacart, Shyp et peut-être bientôt Amazon pour la livraison de colis, etc.) qui est posée. Jusqu’où peut-on s’émanciper des contraintes du salariat lorsqu’on est devenu un géant mondial – fut-ce à travers une simple application à télécharger sur son smartphone ? C’est le nouveau défi auquel vont devoir répondre très rapidement les pouvoirs publics du monde entier qui ne voient pas d’un très bon œil la prolifération d’un modèle qui au passage impacte également le financement de la protection sociale. Un enjeu à plusieurs centaines de milliards de dollars ou d’euros. Au bas mot.