Plus de deux heures de conseil d'administration pour un «non catégorique», cinglant, clair et net: le groupe Bouygues a rejeté l'offre de rachat surprise à 10 milliards d'euros de sa filiale Bouygues Télécom officialisée lundi par le patron d'Altice et propriétaire de Numéricable-SFR Patrick Drahi (par ailleurs actionnaire de Libération). «Le conseil d'administration de Bouygues a décidé à l'unanimité, après un examen approfondi, de ne pas donner suite à l'offre non sollicitée du groupe Altice visant à acquérir Bouygues Telecom», a annoncé le groupe dans un communiqué (pdf) en forme de défi au nouveau magnat du câble et des télécoms.
Alors que l'on pouvait penser que les actionnaires institutionnels de Bouygues, banques et fonds d'investissement (plus de 20 % du capital), céderaient aux sirènes de cette montagne de cash, les administrateurs de Bouygues se sont prononcés à l'unanimité contre la proposition de Drahi et ont renouvelé leur «confiance à l'équipe de direction» de Bouygues Telecom. Une véritable douche froide car observateurs et marchés pariaient tous sur un deal rapide, estimant que Martin Bouygues ne serait pas en mesure de refuser un chèque de 10 à 11 milliards d'euros, sous la pression de ses actionnaires. Raté. Le patron du groupe de BTP, médias (TF1) et télécoms, qui contrôle son groupe à hauteur de 20,8 % du capital (et 27,8 % des droits de vote), a resserré les rangs derrière lui en s'appuyant aussi sur les actionnaires salariés (26,3 %). Martin Bouygues a aussi rallié à sa cause, le groupe JC Decaux, qui avec 10,5 % du capital de Bouygues Télécom, pouvait pourtant espérer à lui seul un chèque de 1 milliard d'euros. La maison Bouygues a fait bloc.
Bouygues motive cette fin de non-recevoir par le fait que l'offre d'Altice présente «un risque d'exécution important qu'il ne revient pas à Bouygues d'assumer» sur le plan «du droit de la concurrence» sur le marché du fixe et du mobile. Bouygues semble estimer que l'Autorité de la Concurrence pouvait mettre son veto à ce rapprochement qui aurait créé un groupe de télécoms plus gros que le leader historique Orange avec plus de 26 millions d'abonnés dans le mobile et 9 millions dans le fixe: «aucune réponse satisfaisante n'est apportée sur ce sujet essentiel» de la concurrence, estime le propriétaire de Bouygues Télécom. Par ailleurs, le conseil d'administration «a apporté une grande attention aux conséquences […] sur l'emploi ainsi qu'aux risques sociaux» d'un telle opération. Un sujet qui inquiétait au plus haut point le ministre de l'Economie Emmanuel Macron qui a redit cet après-midi à l'assemblée ses «doutes» vis-à-vis d'un mariage entre Numéricable-SFr et Bouygues Télécom car «il est à peu près évident qu'il y aura des destructions d'emplois». Les observateurs chiffraient le risque social entre 3000 et 6000 postes… Le gouvernement a «des doutes en matière d'emplois, en matières de paiement, avait martelé Macron devant les députés. Il est à peu près évident qu'il y aura des destructions d'emploi à cause de cette opération. C'est ce qu'on appelle joliment des synergies», avait-il ajouté.
Cavalier seul
Chez Altice, on avait pourtant passé la journée à essayer de rassurer sur les conséquences d'une telle fusion en terme de d'investissement et surtout d'emploi. «On est prêts à donner les mêmes garanties que chez SFR», indiquait une source proche de Patrick Drahi en reprenant l'argumentaire déployé par Eric Denoyer, directeur général de Numericable-SFR, dans une interview aux Echos mardi matin. Ce dernier affirmait que les engagements pris de ne pas procéder à des suppressions d'emplois chez SFR jusqu'en 2017 avaient été «intégralement respectés» et que «si nous nous rapprochons de Bouygues, la méthode sera identique». Même discours rassurant sur l'investissement, où l'entourage de Patrick Drahi évoquait une hausse de 27% au premier trimestre chez SFR tandis que la rentabilité a progressé de 20%, «les deux étant intimement liés».
Dans l'après-midi, le patron d'Altice Patrick Drahi avait été reçu à Bercy par le ministre de l'économie Emmanuel Macron. Ce dernier lui a demandé une «évaluation claire» concernant ce rachat. Autrement dit ses conséquences «sur l'emploi, au regard des engagements pris, sur l'investissement, sur la relation avec les fournisseurs ainsi que le service fourni au client». Demande maintenant sans objet.
Apparemment déterminé à continuer son cavalier seul dans les télécoms, même si Bouygues Télécom est le quatrième opérateur derrière Free, Numéricable-SFR et Orange, le groupe de Martin Bouygues indique en conclusion vouloir continuer à «écrire une histoire industrielle créatrice de valeur sur le long terme avec ses salariés […] dans l'intérêt des clients». Et précise vouloir continuer à investir dans la fibre à haut débit conformément aux souhaits du gouvernement. De toute évidence, l'aspect psychologique a aussi joué dans le «niet» de Martin Bouygues : c'est lui qui a lancé le groupe familial dans l'aventure du mobile en créant Bouygues Télécom dès octobre 1994. Vendre sa filiale préférée n'était apparemment pas une option pour ce grand patron du CAC qui avait dit un jour «est-ce que vous vendriez votre femme vous?» en parlant de Bouygues Télécom. La réponse est toujours «non» même pour 10 milliards.
On attend maintenant la réaction de Patrick Drahi, qui un an après le rachat de SFR pour plus 13 milliards d’euros, semblait sur le point de parachever son offensive éclair sur les télécoms françaises. Quitte à alourdir encore son endettement qui flirte aujourd’hui avec les 32 milliards d’euros. Une surrenchère du patron d’Altice semble peu probable devant un tel tir de barrage…mais ce feuilleton est déjà riche en rebondissements.