Sylvain Chevallier est associé du cabinet Bearing Point, spécialisé dans le conseil sur le marché des télécoms. Selon lui, le passage à trois opérateurs dans le mobile permettrait de doper les investissements et les revenus du secteur en développant les usages premium en très haut débit.
Le rachat de Bouygues Telecom va-t-il se faire selon vous ?
A partir du moment où l’ensemble des acteurs semble avoir intérêt à ce qu’il se fasse, je ne vois pas ce qui pourrait l’empêcher. Ce rachat permettrait à SFR de consolider ses positions et à Free d’accélérer le déploiement de son réseau en récupérant une partie de celui de Bouygues. Orange, qui mise sur son positionnement premium autour d’une stratégie convergente fixe-mobile, aurait lui aussi tout intérêt à évoluer dans un marché qui ne serait plus dirigé uniquement par les prix. Enfin, pour Bouygues, la valorisation de son investissement dans les télécoms est telle que, avec les 10 milliards d’euros proposés, il leur sera difficile de refuser une telle offre.
Tout le monde prédit une stabilisation des prix mais un opérateur comme Free va-t-il rentrer dans le rang ?
Free est déjà rentré dans le rang sur le marché de l’Internet fixe. Depuis quelques années, c’est-à-dire depuis l’arrivée de la Freebox Revolution, ils n’ont pas fait d’innovation majeure et ils ont commencé à remonter leurs tarifs. Ils ont ainsi apporté la preuve de la robustesse de leur modèle et qu’ils savaient aussi évoluer dans des marchés matures. On peut imaginer qu’ils vont maintenant suivre le même chemin dans le mobile où ils ont réussi à conquérir rapidement une base d’abonnés significative grâce à une stratégie de prix très agressive. Une fois qu’elle est acquise, et c’est le cas, ils n’ont plus vraiment intérêt à acquérir des abonnés au prix le plus bas possible mais à consolider leur position. Et ils en ont parfaitement les moyens avec leurs offres actuelles, d’autant plus qu’ils resteront clairement identifiés comme l’opérateur low-cost.
L’Etat a-t-il les moyens d’empêcher un tel deal ?
A partir du moment où il s'agit d'un rapprochement entre deux acteurs privés, je ne vois pas comment. Mais il a clairement les moyens d'imposer des obligations en termes d'investissement et d'emploi. Sur le premier point, ce passage à trois opérateurs devrait être de nature à le rassurer. Dans un secteur ultraconcurrentiel avec une très forte pression sur les prix, les opérateurs ont peu de marges de manœuvre pour investir. En revanche, un marché consolidé et stabilisé doit leur permettre d'accroître leurs investissements. C'est ce que l'on a vu en Corée du sud ou aux Etats-Unis où la 4G est arrivée bien avant la France. Quant à la question de l'emploi, l'Etat a les moyens de demander des garanties à Patrick Drahi [par ailleurs actionnaire de Libération, ndlr] comme cela a été le cas lors de la fusion Numericable-SFR où il s'est engagé à ne pas supprimer des emplois jusqu'en 2017.
Ce retour du marché mobile à trois acteurs ne va-t-il pas limiter la concurrence ?
Un monopole, c’est très néfaste, un duopole pas tellement mieux, mais un marché à trois acteurs peut très bien rester concurrentiel. En proposant de céder le doublon du réseau Bouygues à Free, Altice a d’ailleurs déjà pris les devants pour obtenir le feu vert des autorités de la concurrence. Et dans le cas de ce nouveau paysage post-fusion SFR-Bouygues, la concurrence sera également garantie par le fait qu’il n’y aura pas d’acteur faible. Orange a 40% de part de marché, SFR-Bouygues le devancerait légèrement et Free serait le challenger avec de vraies cartes à jouer. Si ce marché est bien régulé, il ne devrait pas pénaliser le consommateur ou alors que faudrait-il dire d’un secteur comme l’énergie ! Les prix vont certes se stabiliser mais on avait sans doute déjà atteint la limite dans ce domaine.
Cette fusion pourrait en revanche coûter à l’Etat ?
Pour l'Etat en effet, le calendrier n'est pas idéal. L'annonce de SFR est intervenue au lendemain de celle de l'attribution de nouvelles fréquences par l'Arcep [l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes, ndlr]. Or l'Etat a pensé ces enchères pour quatre opérateurs et non pour trois et dans cette nouvelle configuration les prix devraient monter moins haut que s'il y avait un quatrième acteur. Cela représente donc potentiellement un manque à gagner pour l'Etat. En même temps, ces réaffectations de fréquences dans la bande 700 MHZ pour des usages haut débit mobiles est très intéressante pour les opérateurs puisque ces fréquences «en or» permettent de couvrir une grande population avec très peu d'antennes. Autrement dit, les opérateurs sont prêts à les payer cher puisqu'elles diminuent les coûts de couverture du réseau. Mais c'est un vrai sujet pour Bercy.
Le groupe Altice a multiplié les acquisitions depuis dix-huit mois. A-t-il les moyens de s’endetter encore de 10 milliards d’euros ?
Ce qui est amusant, c’est qu’à chaque annonce d’un nouveau rachat par Patrick Drahi, on repose cette question. Et à chaque fois, il montre qu’il est en mesure de le financer. La vraie question n’est pas celle de sa capacité à accroître son endettement mais du prix qu’il propose pour Bouygues, valorisant cet opérateur bien au-delà des estimations du marché. La réponse est que cet investissement est également pour lui la garantie que la somme qu’il a mise pour acquérir SFR sera rentabilisée. Car, en revenant à un marché un peu moins compétitif, cela va consolider sa part de marché et mieux valoriser ses actifs. C’est un calcul de long terme.
Patrick Drahi affirme que son pari est viable dans la mesure où ce secteur du mobile reste en croissance. Mais où la voit-on dans le marché français ?
Ce secteur n’est pas en croissance en France, ou très faiblement, mais cela reste le cas ailleurs. Il y a une anomalie française puisque les usages mobiles ont certes été en forte hausse ces dernières années mais sans réussir à compenser le mouvement très fort de baisse des prix. Alors que, si les usages continuent au même rythme de croissance (la consommation de données croît de 20% par an et double donc tous les quatre ans) mais avec des prix stabilisés, les revenus des opérateurs augmentent mécaniquement. Dans un marché stabilisé, les opérateurs devraient mieux réussir à valoriser de nouveaux services et à accroître leur part de marché en très haut débit pour lequel il reste une grande clientèle à conquérir. C’est la consommation des clients et leur appétence pour le très haut débit mobile qui va augmenter, pas les prix qui, je le répète, devraient globalement se stabiliser.