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Libération
Éditorial

Dans la tête de Martin Bouygues

Le patron de Bouygues Telecom, Martin Bouygues, en octobre 2013. (Photo Eric Piermont. AFP)
publié le 24 juin 2015 à 18h26

Il faudrait être fou pour refuser un chèque de 10 milliards d'euros. C'est pourtant ce qu'a fait Martin Bouygues mardi soir, en répondant un non catégorique à l'offre de rachat «non sollicitée» de Bouygues Telecom formulée la veille par Patrick Drahi. Le coup de poker du patron d'Altice (par ailleurs actionnaire principal de Libération) pour s'emparer du quatrième opérateur mobile français et le marier avec le numéro 2, Numericable-SFR, reposait sur un postulat on ne peut plus logique du point de vue des marchés : quand on vous offre 10 milliards pour une entreprise qui en vaut tout au plus 7 ou 8 et dont les comptes sont a fortiori dans le rouge, c'est inespéré. «Take the money and run», on prend l'argent et on disparaît aurait dû se dire Bouygues.

Mais le raid audacieux du nouveau roi du câble et des télécoms s'est heurté à un mur bâti sur une logique tout aussi béton, celui de la maison Bouygues. Venant de la part d'un grand fauve du capitalisme français, on peut ironiser sur le «tout n'est pas à vendre» lancé mercredi matin par Martin Bouygues au micro de RTL. Mais quand il dit «je considère qu'une entreprise n'est pas une marchandise comme une autre», il faut le prendre très au sérieux… en remplaçant «une entreprise» par «mon entreprise». La psyché du plus rugueux des patrons du CAC 40 est en effet pour beaucoup dans ce niet, jugé totalement irrationnel par le logiciel financier… et «stupéfiant» jusque dans son propre entourage.

Pour comprendre, il faut se mettre dans la tête de Martin Bouygues comme dans celle de John Malkovich. Bouygues est un pur industriel qui n’a que défiance pour le monde de la finance et sa logique court-termiste. Mais le champion du BTP est aussi un héritier inscrit dans le temps long des dynasties. Il ne faut jamais oublier que Bouygues Telecom, lancé dès 1994 à l’assaut du marché naissant du mobile, c’est son bébé. Mieux, la seule conquête qu’il ait ajoutée à l’empire de construction et de télévision (TF1) que lui a légué son père en 1989.

«Vous vendriez votre femme, vous ?» Il fallait prendre au premier degré ce cri du cœur lancé en début d'année par Martin Bouygues. Et se souvenir de ce 28 février qui vit une malencontreuse dépêche AFP annoncer faussement sa mort pendant quelques minutes. L'autre message de Bouygues à Drahi et aux marchés, c'est «je suis bien vivant, et, moi vivant, je ne lâcherai rien». Il y a enfin, sans doute, un peu de mépris de classe de la part du hobereau du CAC vis-à-vis de ceux qu'il considère comme des «parvenus» de l'ère numérique : «Je me suis acheté un château, ce n'est pas pour laisser les romanichels venir sur les pelouses !» avait dit Martin Bouygues de Xavier Niel au moment de l'arrivée de Free dans le mobile. Toute la question est de savoir si le représentant de l'ordre ancien est encore assez fort pour garder Bouygues Telecom en son château, sans se faire «ubériser» par Drahi ou un autre.