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Libération
Récit

Les Guignols, des marionnettes, pas des pantins

L’émission de Canal + est menacée de disparition à la rentrée. Un oukaze du patron de Vivendi, Vincent Bolloré, qui contrôle la chaîne.
Lors de la célébration des 15 ans des «Guignols», en 2013. (Photo Jérôme Bonnet)
publié le 2 juillet 2015 à 20h16

«PPD» est-il en train d'apprendre à ses dépens, et avec lui toute l'équipe des Guignols de l'Info, qu'«on peut rire de tout mais pas avec Bolloré», pour paraphraser Desproges ? Depuis mercredi soir, téléspectateurs et twittos influents, amis de la maison Canal et politiques plutôt de gauche sonnent le tocsin (voir ci-contre) : après vingt-sept ans de bons et loyaux services satiriques «en clair», l'émission animée par la marionnette fétiche de PPDA serait menacée de disparition, zappée de la grille de rentrée de Canal + ! Même le Premier ministre en a fait une affaire d'Etat, en défendant jeudi «l'impertinence» des émissions satiriques «dont nous avons toujours besoin». Dans le rôle du «commandant Sylvestre», Vincent Bolloré, le proprio de la «World Company» Vivendi, qui contrôle à 100 % le groupe de télévision à péage, aurait signé l'arrêt de mort des Guignols. Couic.

Yacht. Toujours souriant mais doté d'un sens de l'humour tout relatif, l'homme d'affaires breton avait lancé une menace à peine voilée contre les Guignols et le fameux «esprit Canal» en début d'année. «La dérision […] parfois cela peut être blessant ou désagréable. Se moquer de soi-même, c'est bien, se moquer des autres, c'est moins bien» avait dit Bolloré au micro de Léa Salamé, sur France Inter. Chez Canal, on reçoit le message… mais pas cinq sur cinq. Le soir-même, la marionnette de «Bollo» est interrogée par PPD sur ce qu'il entend par «dérision acceptable»… Le fait est que, sept ans après, le milliardaire et son grand ami n'ont toujours pas digéré les sketchs des Guignols qui s'en donnaient à cœur joie sur le thème «Sarko en vacances sur le yacht de Bollo» au lendemain de l'élection de 2007. Et «depuis qu'il est notre patron, Bolloré déteste voir son double en latex dans l'émission, assure-t-on chez Canal. Pourtant, on l'a traité comme tous nos anciens boss, Messier a bien eu son Jean-Marie Moi-Même Maître du Monde».

Depuis ce coup de semonce, plus rien… jusqu'à la semaine dernière où l'équipe des Guignols sent plus précisément le vent du boulet. «On entend dire qu'à la rentrée, la quotidienne, c'est terminé, qu'au mieux on aura une émission hebdomadaire le dimanche. Le tout, comme par hasard, à la veille des vacances et alors qu'on préparait l'émission de septembre, raconte un collaborateur de l'émission à Libération. Rien d'officiel, mais on comprend tout de suite que c'est sérieux en voyant la production tirer une tronche de dix pieds de long.»

Au lendemain de la mort d'Alain de Greef, qui avait lancé l'émission en 1988 en s'inspirant des Spitting Images de la télé britannique, la nouvelle fait l'effet d'une bombe au siège de la chaîne. «Si cela se confirme, c'est vraiment dégueulasse, Alain n'est même pas enterré qu'on crache déjà sur sa tombe et sur ce qui reste de l'esprit Canal», tempête un pilier de la maison. «Les jihadistes s'en sont pris à Charlie et voilà qu'un grand capitaliste veut sulfater les Guignols», ironise un autre.

Protestation. C'est branle-bas de combat chez Canal où tout le monde, jusqu'au président Bertrand Méheut - que l'on dit sur le départ - défend bec et ongles l'émission. Marionnettisé lui aussi avec son éternel cigare, l'ancien PDG historique Pierre Lescure va même jusqu'à claquer la porte du conseil d'administration d'Havas (qui appartient à Bolloré) en signe de protestation. «J'ai démissionné en apprenant la nouvelle, annonce-t-il jeudi après-midi sur le site des Echos. C'est aussi pour avoir, le cas échéant, la liberté de m'exprimer. J'espère que je n'aurai pas à le faire…» Les salariés de Canal + préparent pour leur part un communiqué vengeur en défense des Guignols.

Seulement voilà, la mise à mort de l'émission n'était toujours pas confirmée jeudi soir. Sur son compte Twitter, CanalSat indique même brièvement que «le groupe Canal + dément l'arrêt de l'émission». Mais le tweet est ensuite retiré. No comment chez Vivendi. Alors quoi ? Exit PPD ? Terminé le «vous regardez trop la télévision» et les marionnettes moquant aussi bien Nicolas Sarkozy qui «a changé en pire» que François «hééé» Hollande, le patron des patrons Pierre «je sens un chômeur» Gattaz que JoeyStarr dans sa «Benz Benz Benz» ? Le sort des Guignols ne semble pas encore tout à fait scellé, alors qu'un conseil d'administration de Vivendi doit se réunir ce vendredi autour de Bolloré. Au menu, le rachat récent de Dailymotion, la montée à 15 % dans le capital de Telecom Italia… et «la relance de Canal +», selon nos informations. Car au-delà des Guignols, Bolloré semble bien décidé à reprendre en mains la chaîne à péage. «C'est sa responsabilité d'industriel», martèle son entourage. Miné par le téléchargement illégal, concurrencé par Netflix dans le cinéma et BeIN dans le sport, le «modèle Canal» à près de 40 euros par mois est de fait soumis à de fortes turbulences. La chaîne a encore 5,7 millions d'abonnés mais elle en avait 6,4 en 2008. Et les audiences du Grand Journal, concurrencé par le show de Cyril Hanouna sur D8 (chaîne revendue par Bolloré à Canal + !) s'effritent : 1,2 million de téléspectateurs en moyenne cette saison contre 1,5 en 2013. L'âge moyen de l'abonné, lui, est passé de 37 ans en 1994 à 49 ans en 2014.

«Locomotive». «Ce qui est en jeu ce ne sont pas les Guignols mais le nouvel élan qu'il faut donner à Canal et au Grand Journal», botte en touche un proche de «Bollo». Le patron de Vivendi voudrait notamment installer Maïtena Biraben, présentatrice du Supplément, dans le fauteuil d'un Antoine de Caunes à la peine. «Mais supprimerles Guignols, c'est tout sauf une décision industrielle rationnelle. Ce serait priverle Grand Journalde sa locomotive à audience et d'un aspirateur à annonceurs», hallucine un cadre de Canal. Avec des pointes à 2 millions de téléspectateurs, l'émission de PPD, c'est 30 % de l'audience de la tranche. Or, dès hier, parmi les déjà 25 000 signataires d'une pétition «Touche pas aux Guignols», certains menaçaient de se désabonner.

Le soupçon d'un oukaze politique est donc bien là, avec l'ombre d'une intervention de Sarkozy demandant la mise au pas de ces «gauchistes» de Canal + comme un service à Bolloré : «Bollo veut éliminer tout ce qui reste du mauvais esprit Canal pour préparer la candidature de Sarkozy», entend-on dans les couloirs de la chaîne. A y regarder de plus près, les Guignols sont pourtant parfois moins ironiques que le Petit Journal… et bien moins «destroy» que Groland. On n'est plus à la grande époque, qui voyait la marionnette de Bernadette Chirac avoir un orgasme en caressant son sac à main, Raymond Barre atterrir dans un film porno ou TF1 traité quotidiennement de «boîte à cons». Mais en trente ans, l'époque a bien changé, le politiquement correct a regagné du terrain et la ligne rouge que l'on ne peut pas franchir dans une émission de prime time est beaucoup plus marquée. Paradoxalement, partout à la télévision, c'est l'extension du domaine du «LOL». «Mais la vraie dérision, qui emmerde les grands de ce monde, les patrons, les actionnaires et les politiques, est de plus en plus menacée», constate un membre de l'équipe des Guignols de l'info. Alors «A tchao bonsoir» PPD ?