La loi Thévenoud qui réglemente et organise la concurrence entre les taxis et les services de voiture de transport avec chauffeur (VTC) n'est pas conforme à la Constitution. C'est cette habituelle ligne de défense que les avocats de chauffeurs de la société Uber ont une nouvelle fois plaidée mercredi devant le tribunal correctionnel de Bordeaux. Cinq conducteurs du service UberPop – du nom de l'application pour smartphones qui met en relation des particuliers pour des transports à titre onéreux – étaient cités à comparaître pour «exercice illégal de l'activité d'exploitant de taxi» et/ou «exécution d'un travail dissimulé». Aucun ne s'est présenté à l'audience. Ce qui a permis à la procureure Marianne Poinot d'ironiser : «Les prévenus brillent par leur absence. Mais c'est vrai qu'ils auraient pu dire des bêtises…»
Ce sont donc leurs avocats, mandatés par la société Uber selon la présidente citant les dires des prévenus, qui présentent seuls les intérêts de leurs clients devant le tribunal. Première ligne de défense de maître Simon Foreman : la loi Thévenoud, «faite en urgence», est anticonstitutionnelle et il convient ainsi de demander à la Cour de cassation de se prononcer sur sa validité. En réponse, maître Emmanuel Soussen, qui représente l'Union nationale des taxis et le Syndicat autonome des artisans taxi de Bordeaux et de la Gironde, a plaidé que la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) défendue par son confrère avait un «caractère dilatoire». Autrement dit, elle occulte le fond de l'affaire pour se concentrer sur la forme et, ainsi, repousser une nouvelle fois le fond de la procédure.
Mais pour la première fois lors d'une audience correctionnelle, la société Uber a essuyé un revers sur sa ligne défense juridique ultra-rodée. Le tribunal de Bordeaux a en effet jugé que la loi Thévenoud n'était pas anticonstitutionnelle. Il n'y a donc pas lieu de demander à la Cour de cassation et, partant, au Conseil constitutionnel de se prononcer sur sa validité. Cette question – essentielle – écartée, les magistrats ont pu juger l'affaire sur le fond : les chauffeurs de l'application UberPop sont-ils dans les clous législatifs ? Pour Me Foreman, «l'activité de taxi n'est pas définie, le texte législatif est ambigu et soumis à interprétation». Deuxième argument de l'avocat : les prévenus «pratiquaient du covoiturage et il n'y a pas de pratique commerciale trompeuse». Et l'avocat de revenir sur le terme «onéreux», estimant qu'il recouvre «tout ce qui n'est pas strictement gratuit, même si c'est à titre symbolique», et qu'il ne signifie pas de «caractère lucratif».
Mais pour le camp d'en face, aucun doute : «Les chauffeurs d'UberPop n'ont ni carte professionnelle ni licence. Ils savent donc qu'ils ne sont ni taxis ni VTC et qu'ils sont dans l'illégalité. Les conseils adverses complexifient une situation qui ne l'est pas», assène Me Soussen. Un avis partagé par la procureure qui dénonce la ligne procédurière des prévenus et suit l'argumentation des parties civiles sur le caractère «professionnel» et «onéreux» des chauffeurs UberPop qui font du VTC sans en avoir l'autorisation.
Agent de sécurité, retraité, chômeur… et chauffeurs
Une fois les tentatives de nullité de la procédure écartées par le tribunal, l'audience est passée à la présentation des prévenus et à la lecture des extraits des procès-verbaux d'auditions par la présidente. Les trois premiers poursuivis le sont pour exercice illégal de l'activité de taxi. Kamel A. 39 ans, agent de sécurité, gagne 1 300 euros mensuels. Il a été contrôlé par la police à Bordeaux le 21 mars. Il a perçu près de 1 000 euros en tant que chauffeur UberPop. Jacques H., 69 ans, ancien professeur de sport, perçoit, lui, 2 000 euros mensuels de retraite. Pour s'inscrire comme chauffeur UberPop, il est venu à Paris en covoiturage avec BlaBlaCar. C'est la société américaine qui lui a fourni son téléphone d'activité et a réglé son assurance de voiture. A raison de «cinq à six clients par jour en moyenne», Jacques H. percevait entre 400 et 500 euros d'Uber chaque semaine.
Rachid B., 47 ans, lui est chômeur en fin de droits. Il a entamé son activité UberPop début décembre 2014. La présidente insiste sur ses déclarations enregistrées par la police: «Je travaille», «je ne suis ni un taxi ni un VTC», «je suis un chauffeur Uber». Il a exercé comme chauffeur UberPop du 1er janvier au 24 mars, jour où il a été contrôlé à 3h50 du matin après quatre courses effectuées. Il a déclaré réaliser une moyenne de onze courses par nuit. Les deux derniers prévenus étaient poursuivis pour exercice illégal de l'activité de taxi et travail dissimulé. Loïc L.B., 27 ans, a pour sa part déclaré aux policiers gagner 400 euros mensuels avec son activité de barman. Il a débuté son activité le 8 février et a été contrôlé le 13 février. Loukmane B., 37 ans, a exercé son activité du 20 octobre 2014 au 14 février. Il gagne 1 350 euros mensuels en tant que chef d'équipe dans le BTP. La présidente précise ses déclarations aux policiers : «Je n'ai pas compris grand-chose au contrat Uber. Non, je ne suis pas taxi ni VTC.» Loukmane B. a été contrôlé à 2 heures du matin le 14 février. «J'ai pris mon service à 21 heures et j'ai fait sept courses», a-t-il dit aux policiers. Durant ses quasi quatre mois d'activité UberPop, il a perçu 8 977 euros de la société Uber, soit 2 250 euros mensuels.
«Affaire rentable» et «délit constitué»
Pour Me Soussen, il n'y a aucun doute : «UberPop est une affaire rentable.» Et d'interroger : «Qui sont les chauffeurs UberPop ? Des taxis ? Non. Des VTC ? Non. Ils n'ont aucune qualification ni les licences nécessaires à ces activités. Alors on [les avocats d'Uber] fait mine de ne pas savoir.» L'avocat poursuit : «S'ils sont dans la légalité, pourquoi alors font-ils monter leur passager à l'avant pour ne pas éveiller les soupçons des policiers ? C'est la preuve qu'ils savent qu'ils sont dans l'illégalité.» Pour le conseil des parties civiles, «le délit est constitué». Pour chacun des prévenus, il demande entre 8 000 et 10 000 euros de dommages et intérêts pour chaque syndicat. «De toute façon, ce ne sont pas eux qui vont payer, mais Uber. La société américaine a largement communiqué là-dessus : ils aident leurs chauffeurs à se défendre devant la justice. Bon, Uber ne paiera pas leurs contraventions, parce que ça c'est illégal.» Son confrère Philippe Milani, avocat des deux autres parties civiles (Fédération intersyndicale des taxis et Comité de défense des taxis de la Gironde), souligne, lui, que «98% des taxis bordelais sont des artisans. Le préjudice est important et les affecte direct. Mes clients, eux, respectent la réglementation et paient leurs cotisations». A chacun des prévenus, il demande 10 000 euros de dommages et intérêts pour chacun de ses clients.
Dans la foulée, le réquisitoire de la procureure est sans ambiguité. «Au début de leur activité, les chauffeurs ont pu être leurrés par Uber qui leur a dit que UberPop était un service légal. C'est pour cela que ceux qui se sont fait contrôler n'ont reçu que des avertissements. Mais rapidement publicité a été faite que l'activé UberPop est illégale vis-à-vis de la loi Thévenoud. Le parquet a donc dû s'adapter au comportement d'Uber et de ses chauffeurs UberPop.» La procureure poursuit : «La défense des chauffeurs dit que comme les voitures de leurs clients n'ont pas les attributs des taxis, ils ne peuvent pas être confondus avec eux. Le tribunal ne tombera pas dans ce piège sémantique.» Sur la question du travail dissimulé, la procureure est également affirmative : «Cette activité lucrative génère des revenus importants, donc c'est sans aucun doute possible une activité professionnelle. Et elle n'est pas déclarée.» En outre, elle prévient : «Le parquet est également sensible à d'autres infractions qui ne seront pas jugées ici : les fraudes aux prestations sociales [RSA, indemnités maladie, allocations Pôle emploi, ndlr] et la fraude fiscale.»
Imbroglio juridique
Dans sa plaidoirie, Mauricia Courrégé, autre conseil des prévenus, revient une dernière fois sur la forme de la procédure, estimant que «la situation est invraisemblable juridiquement». Et se tourne vers Bruxelles : «Tout le monde sait que devant la justice européenne, la France va perdre.» Sur le fond, l'avocate tente d'amadouer les juges : «Ceux que vous jugez sont des hommes, dont certains ont été agressés par des chauffeurs de taxi. Certains sont aussi en situation sociale difficile. Mais sont-ils des délinquants majeurs ?» Et tente un dernier coup de poker : «Je ne vois pas comment le tribunal pourrait prendre une décision différente de celle qui a été prise à Paris.» En juin, en correctionnelle, un chauffeur UberPop avait été relaxé. Mais le parquet avait fait appel.
Pour sa part, le parquet de Bordeaux a requis 3 000 euros d'amende (dont 1 000 avec sursis) et six mois de suspension du permis de conduire à l'encontre de Kamel A., Jacques H. et Rachid B., poursuivis pour «exercice illégal de l'activité d'exploitant de taxi». Pour Loïc L.B. et Loukmane B., poursuivis eux, pour «exercice illégal de l'activité d'exploitant de taxi» et/ou «exécution d'un travail dissimulé», la procureure a demandé 5 000 euros d'amende (dont 2 000 avec sursis) et également six mois de suspension du permis de conduire.
Mis en délibéré, le jugement sera rendu le 2 septembre.