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Témoignages

Eleveurs, le désespoir des exploités agricoles

François Hollande a appelé, samedi, à améliorer la rémunération des agriculteurs, mais la crise est profonde.
Domagné, le 14 juillet. Elevage laitier de Christophe Parage, troupeau mixte de vaches montbéliardes, normandes et Prim'holstein. (Photo Thierry Pasquet. Signatures)
publié le 19 juillet 2015 à 19h36

C'est le signe que la crise qui frappe les éleveurs français est devenue un dossier chaud pour le gouvernement. En visite en Lozère samedi sur le Tour de France, François Hollande a lancé un appel à la grande distribution «pour qu'elle offre aux consommateurs la qualité et aux agriculteurs un prix». «Ils ne peuvent pas vivre que des aides, il doit y avoir des prix pour les rémunérer», a insisté le Président. Cette prise de parole, les professionnels de l'élevage l'attendaient, multipliant les actions pour alerter sur leurs difficultés. Sur la Grande Boucle, Cochonou et Carrefour ont dû quitter la caravane du Tour pour éviter les incidents. «On nous dit qu'on crie tout le temps au loup, mais ça fait un an qu'on alerte et qu'il ne se passe rien», s'indigne Stéphane Dornier, secrétaire général des Jeunes Agriculteurs, proche de la FNSEA. Dans les filières porcines, bovines et laitières, plus de 20 000 exploitations sont en difficulté, certaines au bord du dépôt de bilan. «Quand on demande à Cochonou d'où viennent ses porcs, on n'a pas la réponse», rappelle le leader des Jeunes Agriculteurs, qui se bat contre ces «viandes de nulle part» dans les supermarchés.

En réponse, le chef de l'Etat a demandé aux consommateurs de «manger autant qu'il est possible les produits de l'élevage français». Et aux grandes surfaces, qui achètent 80 % de la viande, d'augmenter leurs prix pour soutenir les éleveurs en détresse, comme les y a déjà incité le ministre de l'Agriculture, Stéphane Le Foll.

De son côté, la grande distribution affirme qu'elle applique déjà ces hausses convenues lors de la table ronde du 17 juin. Mais explique qu'elle ne se fournit pas directement auprès des éleveurs mais des industriels qui transforment la viande. Mercredi, le médiateur nommé par Stéphane Le Foll doit lui rendre un rapport censé faire la transparence sur les prix. A charge pour le ministre de mettre tout le monde d'accord pour mieux rémunérer les producteurs à qui il ne reste que des miettes en bout de chaîne. Trois éleveurs bretons ont raconté à Libération leurs difficultés de tous les jours.

«Le premier coup de semonce est venu en 2008…»

Guy Corbel, 53 ans, éleveur de porcs à Trémeur (Côtes-d’Armor)

«J’ai repris l’exploitation de mes parents en 1985. Aujourd’hui, je travaille avec un salarié à temps complet pour élever 220 truies et cultiver 100 hectares de céréales. En 2011, j’ai investi environ 650  000 euros pour remettre mes bâtiments aux normes européennes sur le bien-être animal, tout en augmentant mon cheptel de 40 truies. Cela a pris deux ans de procédures administratives. Mais le premier coup de semonce est venu en 2008 avec le prix des céréales qui a presque doublé en six mois. Les aliments représentent environ 60 % du coût de revient d’un cochon et le prix du kilo au marché au cadran, même s’il a grimpé lui aussi, n’a pas pu suivre. On a senti alors que les cycles où des cours favorables succédaient à des périodes plus difficiles et permettaient de se refaire une trésorerie étaient bouleversés. On n’a jamais retrouvé de marges suffisantes. Là-dessus, est venu en 2014  l’embargo russe qui a complètement déstabilisé le marché. Alors que les Néerlandais, les Danois et les Allemands exportaient énormément vers la Russie, ils ont engorgé le marché européen. Le cours est tombé à 1 euro le kilo, alors que le coût de revient se situe entre 1,50 et 1,65 euro. Certains sont obligés de prendre de nouveaux crédits pour régler les aliments. Le marché du porc est complètement libéralisé et on ne maîtrise pas la volatilité des cours des matières premières. Il faudrait que la filière porcine réfléchisse à une part de contractualisation dans son mode de commercialisation. Mais les salaisonniers et certains groupements de producteurs ne jouent pas le jeu. Pendant ce temps, des pays comme l’Espagne ont augmenté de 5 à 10 % leur production avec des filières totalement intégrées.»

«Je travaille déjà 2000 heures par an»

Jean-Louis Hervagault, 59 ans,producteur de viande bovine à Pocé-les-Bois (Ille-et-Vilaine)

«Voilà trente ans que je suis naisseur-engraisseur de jeunes bovins de race Salers, avec aujourd’hui un cheptel de cent vaches allaitantes. C’est une production qui n’a jamais généré de revenus importants. La moyenne française se situe à 11 000 euros par an… Mais bon an mal an, ça allait. Le prix de vente de mes bêtes n’a quasiment pas bougé depuis 1985. On s’en est sortis en doublant le cheptel et la surface de l’exploitation à 71 hectares. En modernisant les bâtiments et en mécanisant le travail. Le salaire de ma femme, qui travaillait à l’hôpital, a beaucoup aidé. Pendant dix ans, tout est passé dans la modernisation de l’exploitation et le remboursement des emprunts.

«Le problème, c’est que que je ne peux plus augmenter le nombre de mes vaches allaitantes. Je travaille déjà deux mille heures par an et il faudrait que j’embauche, mais je n’en ai pas les moyens. Depuis 2012, les prix ont aussi tendance à baisser. Plus grave, depuis le début de l’année, nous avons des animaux arrivés à maturité qui ne se vendent pas. Depuis trois semaines, j’ai dix bêtes à vendre et personne n’est venu les voir.

«Aujourd’hui, les gens veulent du prix avant la qualité et la grande distribution ne défend pas assez les produits français. La restauration collective privilégie aussi la viande importée d’Amérique latine ou d’Europe de l’Est, où les contraintes de traçabilité ne sont pas les mêmes. En France, on n’utilise que des produits nobles. Tout ça a un coût. On a perdu des marchés en Grèce, en Italie, au Maghreb. Ma plus grande inquiétude, c’est la transmission de mon exploitation en 2017. Un de mes fils serait prêt à la reprendre, mais on attend l’embellie.»

«On s’arrache les cheveux pour les factures»

Christophe Parage, 30 ans, producteur de lait à Domagné, Ille-et-Vilaine

«Je me suis installé en Gaec [exploitation en commun, ndlr] avec ma mère juste après la crise de 2009, sur une ferme de 55 vaches laitières pour 27 hectares de pâturages et 17 hectares de céréales. La première année a été dure, avec un prix d'environ 330 euros les mille litres. Mais les années qui ont suivi ont été convenables et 2014 a été bonne avec un prix moyen de 360 euros. Cela a permis de souffler.

«La fin des quotas en mars n’a pas changé grand-chose pour moi, puisque je me suis engagé à fournir 430 000 litres de lait par an à la laiterie Lactalis et que je ne souhaite pas augmenter mes volumes. Mais avec un prix de 310 euros, comme c’est le cas actuellement, je perds 3 500 euros par mois et on s’arrache les cheveux pour payer les factures. Heureusement que ma compagne est là avec son salaire d’enseignante. Le plus inquiétant est qu’on nous annonce des prix catastrophiques. Si ça continue en 2016, on va dans le mur. Pendant ce temps-là, l’ensemble de nos charges, l’aliment, la mutuelle, les prestataires […] ont augmenté de 15 %. C’est le prix mondial du lait qui commande et nous subissons la concurrence des pays d’Europe du Nord qui travaillent avec une main-d’œuvre bon marché.

«On n’a aucune visibilité. On se lève le matin, on ne sait pas ce qu’on va gagner. Le lait français est pourtant d’excellente qualité, mais le prix ne suit pas et c’est très dur de négocier avec les laiteries. Quand ma mère va partir en retraite, il faudra que j’embauche un salarié, mais ça me paraît impossible. Pourtant, mon exploitation peut être rentable et j’aime mes vaches, j’aime mon métier. Je ne demande qu’à pouvoir en vivre.»