Rien n'y fait. Six jours après l'annonce d'un plan d'urgence pour soutenir les filières agricoles, la colère des éleveurs ne retombe pas. L'Etat a pourtant mis les moyens : 600 millions d'euros d'aides, trois ministres jouant les VRP de la barbaque made in France dans des pays importateurs ou encore un accord sur le prix du lait obtenu à l'arraché au ministère de l'Agriculture. Et le président de la République d'en rajouter une couche, lundi, lors d'un déplacement dans le Var : «Que les agriculteurs soient sûrs, actions ou pas actions, que nous sommes de leur côté.» Mais, au même moment, la mobilisation reprenait sur les routes de France, et notamment aux abords de la frontière allemande. A l'initiative de la FDSEA et des Jeunes agriculteurs du Bas-Rhin, six passages routiers sont restés bloqués lundi jusqu'au milieu d'après-midi, obligeant les camions venant d'outre-Rhin à faire demi-tour. Une «prise d'otage», a dénoncé Jean-Marie Le Guen, le secrétaire d'Etat chargé des Relations avec le Parlement.
Mais le président du syndicat de la FNSEA, Xavier Beulin, a beau essayer de calmer le jeu en demandant aux éleveurs «dans les nouvelles actions syndicales qu'ils entreprennent de respecter les biens et les personnes», son discours peine à être entendu. Pire, sur le terrain, les mots sont parfois plutôt durs contre ce représentant de l'agrobusiness. Certains doutent de sa capacité à comprendre les enjeux des petites et moyennes exploitations, majoritaires en France. Ou encore la situation «des paysans qui bossent douze heures par jour, n'ont plus rien à donner à leurs bêtes et bientôt n'auront plus rien à manger eux-mêmes», note un de ses syndiqués. Surtout, ils sont plusieurs à «lui en vouloir d'avoir lâché trop vite, parce qu'il fallait lever les barrages pour que les gens partent en vacances», poursuit l'éleveur, prêt à reprendre les actions.
Convaincus que les «mesurettes» arrachées au gouvernement ne suffiront pas à les sauver, ils réclament un plan durable, répondant à l'ensemble des enjeux auxquels ils doivent faire face. Celui de la montée en flèche de la concurrence, née de la dérégulation des marchés agricoles et du dumping social, en passant par le cercle vicieux de l'endettement, poussé par la recherche de toujours plus de productivité. Mais aussi de la nouvelle géopolitique agricole, des rapports de forces entre acteurs ou des nouveaux modes de consommation qui bouleversent les filières.
1. Marge
Un slogan circule beaucoup depuis le début de la crise : «Partagez vos marges, sauvez l'élevage.» La marge, c'est la différence entre le prix d'achat et le prix de vente. Les transformateurs (marchands de bestiaux, abattoirs) et la grande distribution ont amélioré la leur en 2014, pendant que celle des agriculteurs se dégradait. On est arrivé à une situation où des exploitants travaillent à perte, sans parvenir à couvrir le coût de leur production après l'avoir vendue. L'accord du 17 juin entre les acteurs de la filière devait rééquilibrer la donne. Les abatteurs bovins, en particulier, qui fixent le prix aux éleveurs, ont été sous le feu des critiques pour n'avoir pas assez augmenté les prix ; la grande distribution, elle, a été accusée de serrer au maximum pour vendre moins cher au consommateur dans un contexte de concurrence effrénée. Selon le médiateur des relations agricoles, la grande distribution a respecté ses engagements d'acheter plus cher, en revanche tous les abattoirs n'ont pas joué le jeu. Reste que les éleveurs situés en début de chaîne restent dépendants de la volatilité des prix et du marché.
2. Norme
En novembre, les agriculteurs avaient déjà fait couler beaucoup d'encre lorsque, à l'appel de la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA) et des Jeunes agriculteurs, 35 000 d'entre eux avaient défilé contre des réglementations françaises jugées trop strictes. Montés au créneau pour les mêmes raisons aujourd'hui, ils dénoncent un empilement de taxes sur le travail et les normes fiscales, sociales et environnementales qui «étouffent les exploitations» et réduisent leur compétitivité dans le marché européen.
Xavier Beulin, président de la FNSEA, pointe un cahier des charges français allant au-delà des normes européennes «au nom des sacro-saints principes de précaution» : premiers maillons dans la chaîne de production alimentaire, les agriculteurs et éleveurs n'ont pas droit à l'erreur en termes de qualité. La FNSEA revendique un allègement ou, tout du moins, la fin de «l'empilement des normes et des arrêtés préfectoraux». Un refrain normophobe repris lundi sur BFM TV par Michel Barnier, ancien ministre de l'Agriculture et ex-Commissaire européen, lequel a affirmé: «Une question concerne la France seulement, c'est le matraquage fiscal et réglementaire qui touche les agriculteurs plus que d'autres catégories». A quand un choc de simplification agricole?
3. Endettement
Acheter du matériel de plus en plus sophistiqué, construire des nouveaux bâtiments pour répondre aux normes européennes, ou se soumettre à une logique de plus en plus productiviste… Toutes ces exigences conduisent les agriculteurs à s'endetter, parfois lourdement. Or, comme l'a rappelé José Bové dans Libération le 22 juillet, «les exploitations qui risquent le plus de faire faillite sont celles qui, poussées par l'Etat et l'agro-industrie, […] se sont modernisées à outrance». Un endettement accentué par la course aux prix bas. Entre 22 000 et 25 000 éleveurs sont au bord du dépôt de bilan, selon le ministre de l'Agriculture, Stéphane Le Foll. Xavier Beulin, président de la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA)(lire page 4), réclame un plan massif en martelant le chiffre choc d'un milliard d'euros nécessaire selon lui «pour désendetter les fermes françaises». Thierry Coué, le président de la FRSEA Bretagne, précise que dans sa région, «30 % des producteurs de porc sont au-delà de 100 % de taux d'endettement et 44 % supplémentaires sont au-delà des 90 %».
Le 22 juillet, Le Foll a annoncé «une restructuration de l'ensemble des dettes des éleveurs en situation de difficulté» et un report des cotisations sociales, personnelles, salariales et patronales. Les éleveurs y voient un plan à court terme. Certains payent toujours les remboursements des précédents plans de 2009.
4. Quotas
C'était l'un des derniers outils de régulation des marchés agricoles européens : les quotas laitiers ont définitivement disparu le 31 mars. Mis en place en 1984, dans le cadre de la Politique agricole commune (PAC), pour limiter la production de lait et garantir un revenu stable aux agriculteurs, ces contingents de volume de production par pays n'ont pas résisté au vent de libéralisme qui souffle sur Bruxelles. Poussée par la perspective alléchante de nouveaux marchés émergents - chinois en tête -, la Commission européenne a décidé en 2003, puis en 2008, d'enterrer progressivement ces quotas. Une décision qualifiée «d'erreur politique» par le ministre de l'Agriculture, Stéphane Le Foll, à l'époque eurodéputé. Depuis, les éleveurs ont gagné en liberté, celle de produire autant qu'ils veulent pour inonder les marchés mondiaux. Mais ils ont perdu en stabilité, du fait de la volatilité des prix et de la concurrence accrue.
Seule solution pour eux, selon le commissaire européen à l'Agriculture, Phil Hogan :«S'adapter», en misant sur l'investissement et la concentration des fermes. Mais la casse sociale est sévère, entre ceux, trop petits, qui n'ont pas les moyens de rivaliser, et les autres qui, avec la baisse des prix, ne peuvent plus rembourser leurs dettes. Et ce d'autant que les débouchés attendus ne sont pas au rendez-vous. D'où l'appel des syndicats agricoles pour plus de régulation. Un scénario défendu par la France, mais qui, de l'aveu du ministre, est loin de faire consensus en Europe.
5. Dumping social
Après le plombier, l'équarrisseur polonais. Ce serait lui, le responsable de l'hécatombe qui se joue dans les abattoirs français. Ou plutôt les entreprises allemandes qui font appel à lui, à des tarifs défiants toute concurrence. Et ce grâce à l'«utilisation abusive de la directive détachement, qui permet aux entreprises d'embaucher des salariés étrangers tout en payant des cotisations sociales restreintes calculées sur la réglementation du pays d'origine et l'absence de Smic jusqu'à récemment en Allemagne»,selon le ministre de l'Agriculture. D'où les prix imbattables des Allemands, sur le porc notamment. A ce titre, en 2013, les Belges ont attaqué Berlin devant la Commission européenne. Mais la France ne s'y est pas risquée, même si elle a obtenu un meilleur encadrement des travailleurs détachés, rappelle Stéphane Le Foll. Restent les subventions déguisées qui seraient versées par certains pays européens. Autant de «distorsions de concurrence» dénoncées par les éleveurs alsaciens bloquant lundi les camions venus d'outre-Rhin. «Il faut une Europe solidaire et cohérente», plaide la Confédération paysanne, qui juge que cela passe aussi par «l'arrêt immédiat des négociations des accords de libre-échange». Car si la concurrence au sein de l'UE est déjà rude, beaucoup craignent que la signature du traité transatlantique (Tafta), en négociation, porte un coup fatal à des filières agricoles déjà fragilisées.
6. Embargo
«Il faut lever l'embargo russe», réclame le député LR et ancien ministre de l'Agriculture, Bruno Le Maire. En vigueur depuis bientôt un an sur fond de crise en Ukraine, le blocage par la Russie des importations de produits agricoles de plusieurs pays européens (dont la France) a particulièrement touché les filières porcines et laitières françaises. Durant les cinq premiers mois de l'année 2015, les exportations de produits transformés à base de viande ont reculé de 73 % sur un an (passant de 19,7 à 5 millions d'euros), et celles de produits laitiers ont reculé de 78 % (passant de 37 à 8 millions), d'après les douanes françaises. Selon la fédération nationale porcine, le kilo de porc a perdu 20 centimes depuis le début de l'embargo. Un effet domino se fait aussi ressentir, avec le report des exportations des autres pays de l'Union européenne vers le marché français. Les cours du beurre et du lait en poudre auraient ainsi chuté de 30 %.
La catastrophe que craignaient les producteurs de fruits et légumes n'a en revanche pas eu lieu, sauf pour certaines régions productrices de poires et de pommes de terre. Le président de la Fédération des producteurs de fruits, Luc Barbier, salue l'effort des enseignes de la grande distribution, qui «ont vraiment joué le jeu de la production française». Mais le constat pourrait s'aggraver : le 24 juin, face à la reconduite des sanctions européennes contre la Russie, Vladimir Poutine a annoncé qu'il prolongeait l'embargo d'un an.
7. Xavier Beulin
Pour bloquer ou débloquer une route, «normalement, quand le patron de la FNSEA bouge, tous les tracteurs bougent». Signé d'un conseiller gouvernemental, le constat nimbé de désarroi résume la position dans laquelle se trouve Xavier Beulin, patron du puissant syndicat agricole et, à ce titre, interlocuteur désigné de l'exécutif mais contesté par la base, qui l'écoute de moins en moins. «Beulin a craqué l'allumette mais ne sait pas éteindre l'incendie», déplore un conseiller de l'Elysée. Certes, celui qui est surnommé «l'émir vert» brandit sa ferme familiale de 500 hectares dans le Loiret comme un brevet de représentativité agricole, mais le quinquagénaire hâlé est surtout un homme d'affaires aux dizaines de casquettes qui le font flirter avec le conflit d'intérêts en permanence. Il copréside le géant de l'agro-industrie Sofiprotéol (rebaptisé Avril au début de l'année), dont le chiffre d'affaires a culminé l'an dernier à 7,7 milliards d'euros. Un symbole du productivisme et de la mondialisation agricoles pas vraiment en phase avec les éleveurs, qui le soupçonnent, au mieux, de double discours.
En Bretagne, berceau de la contestation actuelle, son groupe avait fait une offre de rachat du volailler Doux. Rejetée. Jonglant entre son rôle syndical et sa responsabilité de patron, il s'en était pris au tribunal de commerce «d'une petite bourgade» incapable de«juger correctement». Les habitants de Quimper avaient apprécié.
8. Pollution
Telle qu'elle se pratique majoritairement en France aujourd'hui, l'agriculture n'est pas réputée faire bon ménage avec l'environnement. Pesticides, engrais, maltraitance animale : autant de pratiques qui ont des effets néfastes sur la qualité de l'air, de l'eau et des aliments. Faut-il pour autant jeter la pierre aux agriculteurs ? «Même si c'est parfois vrai, le fait de les taxer de pollueurs ne va pas changer grand-chose», défend Laurent Pinatel, porte-parole de la Confédération paysanne. «Ce sont les pouvoirs publics qui, avec la PAC [politique agricole commune, ndlr] ont mis en avant les agricultures les plus agressives. Pour nourrir l'Europe, il faut produire toujours plus. Avec des conséquences qu'on espère réversibles…» Alors que la demande ne faiblit pas, les règles se multiplient pour protéger l'environnement. Depuis mars 2014, les préfets peuvent restreindre ou suspendre certaines activités agricoles lors des pics de pollution. Citons aussi la directive limitant l'utilisation de nitrates pour lutter contre la pollution des nappes et cours d'eau, ainsi que l'interdiction programmée de plusieurs insecticides jugés responsables du déclin des abeilles. «Il faut protéger l'environnement. Mais a-t-on vraiment besoin de toutes ces contraintes ?»interroge Laurent Pinatel. Pour lui, la solution pourrait être «d'orienter les aides européennes vers une agriculture de qualité».
9. Pouvoir d'achat
Depuis plusieurs années, la viande n’a plus la cote. Les Français ont réduit leur consommation de 19 % entre 1990 et 2014. Ils n’avalent aujourd’hui plus que 86 kilos de viande par an, selon une étude de France Agrimer datée de juin. C’est le bœuf qui accuse le plus net recul (- 27 % depuis 1979), suivi du porc (- 13% depuis 2003). Evidemment, la crise économique est passée par là. Les porte-monnaie se vident et les frigos aussi. Seuls 38 % des Français n’ont pas changé leurs habitudes alimentaires depuis 2008. Les autres délaissent le bœuf et le porc pour la viande blanche. Mais le mouvement d’ensemble est aussi révélateur de changements alimentaires structurels. Les consommateurs recherchent des produits plus simples à cuisiner, car ils consacrent moins de temps à la préparation de leur repas (28 minutes contre 42 minutes au début des années 90).
L'image de la viande s'est aussi ternie. Les scandales sanitaires à répétition (vache folle, grippes aviaire et porcine, cheval vendu pour du bœuf...) ont modifié les comportements alimentaires des Français. Qui perçoivent de plus en plus la consommation régulière de viande comme mauvaise pour la santé et néfaste pour l'environnement. Enfin, si le nombre de végétariens est stable, les Français se disent de plus en plus «flexitariens». Ce qui consiste à manger moins de viande mais de meilleure qualité. Autant d'éléments qui font dire aux chercheurs de l'université de Louvain (Belgique) que nous entrons dans une «seconde transition nutritionnelle», après le tournant vers l'alimenation carnée après-guerre.
10. Agrobusiness
Moins de terre, plus de rendement : si l’agriculture intensive est largement répandue en France, l’Hexagone est encore loin des champions du productivisme, au premier rang desquels figurent les Etats-Unis, les Allemands et les nouveaux mastodontes de l’agroalimentaire issus des fameux Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud). Difficile dans ce contexte de faire valoir son terroir, sa démarche qualité ou de défendre son AOC. Quand, en France, le projet de la ferme de Mille Vaches suscite polémique et hostilité, les éleveurs allemands n’hésitent pas à concentrer au maximum leur production : les 2 700 porcheries les plus importantes d’Allemagne regroupent 11 millions d’animaux, soit plus de 4 000 animaux par exploitation en moyenne, dans des bâtiments pouvant accueillir 2 000 bêtes. Une densité aux antipodes du modèle français, dans lequel les entreprises de moins de dix salariés représentaient, en 2011, plus de 90 % des effectifs de l’industrie alimentaire - pour 60 % de la valeur ajoutée.
Les agriculteurs français affrontent des géants comme le brésilien JBS, quatrième groupe agroalimentaire mondial et leader du business de la viande. Spécialisé dans le bœuf et le poulet, qu’il exporte jusqu’en Europe, JBS affichait l’an passé 49 milliards de dollars (44 milliards d’euros) de chiffre d’affaires, dans un pays qui a vu sa production animale tripler depuis 1990. Selon l’OCDE et l’ONU, le Brésil devrait chasser les Etats-Unis du trône de premier exportateur agroalimentaire international.