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Libération
Reportage

Au Nigeria, l’économie virtuelle au secours du réel

EcoFuturdossier
Dans un pays où les transports et les infrastructures sont mal en point et la classe moyenne en pleine croissance, le développement des services en ligne atteint des sommets.
Un vendeur de téléphones portables à Lagos, le 24 avril 2015. (Photo Utomi Ekpei. AFP)
publié le 2 août 2015 à 17h56

Ike Chioke a tout réussi. Il domine Ikoyi, le quartier huppé de Lagos, dans son bureau en verre climatisé. En fond sonore, un opéra de Vivaldi. Aux murs, des peintures de grands artistes africains rappellent son succès fulgurant. Et pourtant, le directeur d'Afrinvest, une banque d'investissement et de conseil en sécurité économique, est comme ses 170 millions de compatriotes : «Frustré. Le Nigeria est le seul pays au monde qui compte 200 jets privés, et pas une seule compagnie aérienne nationale. On exporte deux millions de barils de pétrole chaque jour et on subit des pénuries d'essence qui paralysent le pays, se désole-t-il. On est la première puissance économique de toute l'Afrique et notre système bancaire ne fonctionne pas… En fait, la plus grande ressource du Nigeria a été négligée pendant des décennies : c'est ses habitants. Les Nigérians sont optimistes, travailleurs et très inventifs.»

Boom du smartphone

Dans ce pays ultracapitaliste, le plus peuplé du continent, on a rapidement compris que le succès ne pouvait tenir qu’à soi-même, sans aucune aide du gouvernement. Le mythe du «self-made-man» est omniprésent dans les consciences et, grâce aux nouvelles technologies et au développement d’Internet, les chefs d’entreprises - petits ou grands - peuvent désormais palier les défaillances de l’Etat central.

«Vous voyez ça ? demande Ike Chioke, en montrant son iPhone flambant neuf. Ça a changé notre vie.» Le mois dernier, Afrinvest a développé une nouvelle application (Afrinvest.com) permettant à ses utilisateurs d'investir, d'acheter ou de revendre des actions en un glissement de pouce, directement à la Bourse de Lagos. Même si le Nigeria reste un pays où près de la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté, on compte plus de 50 millions d'utilisateurs d'internet. L'immense majorité y a accès depuis son téléphone portable.

Le smartphone a fait sauter toutes les étapes du développement des télécommunications : la poste, la ligne fixe et l'ordinateur. Fini, les longues heures à passer au cybercafé, à attendre que son compte Gmail se décide enfin à s'ouvrir. «Il y a encore dix ans, on ne pouvait même pas envoyer un fax ou réaliser une opération bancaire ! se souvient le chef d'une entreprise de construction pétrolière implantée dans le delta depuis les années 80. Les télécommunications ont radicalement changé notre manière de faire du business.» Un miracle économique dans un pays où les services postaux n'existent quasiment pas, où chaque déplacement devient un parcours du combattant et où l'électricité n'est générée que grâce à son propre générateur à diesel.

Depuis deux ans, les idées fusent. Et elles prospèrent dans les nouvelles technologies. Désormais, tous les services de base sont accessibles grâce au réseau 3G et à l’économie de partage. Le média le plus consulté de tout le pays est… un blog. Avec deux millions de visiteurs par jour, le site de Linda Ikeji est devenu une référence incontournable et la journaliste-blogueuse une star dans tout le Nigeria.

Le système d'enseignement supérieur en ligne sauve les deux millions d'étudiants dans un pays où les facultés sont en grève permanente pour protester contre le non-versement de leurs salaires et les semestres rarement complétés. Uber, aussi, a changé les modes de transport à Lagos. Dans une ville où l'apparence est primordiale, la classe moyenne - qui se rêve en classe supérieure avec chauffeur privé - n'aurait jamais, au grand jamais, pris ces taxis jaunes déglingués pour sortir ou aller à des rendez-vous professionnels. Uber offre un semblant de prestige à moindre coût. Mais l'exemple le plus célèbre s'appelle Konga.com : un centre commercial en ligne où l'on peut acheter des écrans plats dernier cri, des chaussures à talon en faux diamants, mais aussi des paquets de riz ou des canettes de Coca-Cola, livrés à votre porte dans la journée. Lagos, la capitale économique du pays, ne compte qu'un seul mall, ces centres commerciaux devenus les symboles des économies émergentes. Bâtir un espace de cette taille relève de l'impossible dans une mégalopole ultra-congestionnée de 20 millions d'habitants, construite sur une lagune. Et pourtant, les classes moyenne et supérieure meurent d'envie de dépenser leurs nairas (devise du pays). Avant Konga (ou son concurrent Jumia), on partait en week-end à l'autre bout du monde, à Dubaï, pour faire du shopping. Désormais, tout est accessible depuis son salon… climatisé bien sûr. En deux ans, Konga est devenu le sixième site internet le plus consulté dans le pays, derrière Facebook et Google. Son fondateur, Sim Shagaya, a été classé parmi les dix hommes les plus influents d'Afrique en 2014 par le magazine économique américain Forbes, et a rejoint le club serré des milliardaires africains. Il ambitionne de devenir «le moteur du commerce sur tout le continent» et, comme Amazon, de livrer bientôt ses clients grâce à des drones, pour éviter les embouteillages interminables, notamment à Lagos. «Konga n'est pas Goliath, confie-t-il. Mais nous pensons que le futur de l'Afrique appartient à une armée de petits David.» Une devise rendue possible grâce aux réseaux immenses d'Internet et à l'explosion de la classe moyenne. C'est en Afrique que cette dernière a la croissance la plus rapide au monde.

Calvaire financier

Les investisseurs, autrefois uniquement concentrés sur l’extraction des matières premières, comprennent petit à petit que le continent africain est un marché. Et le Nigeria, à lui seul, compte 170 millions de consommateurs potentiels. Le quartier de Lekki, à la périphérie de la mégalopole, est le symbole de cette nouvelle émergence des classes moyenne et supérieure. Les maisons, les immeubles et les complexes sécurisés poussent comme des champignons sur cette zone autrefois marécageuse, asséchée pour accueillir les «nouveaux riches». Ici, l’émergence de la classe moyenne ne s’est pas faite grâce aux services publics, comme ce fut le cas dans les pays aujourd’hui «développés». Mais grâce au secteur privé : l’immobilier, les banques et les télécommunications. Le tout reposant bien sûr sur les «pétronairas» (l’argent du pétrole), première richesse du premier exportateur de brut en Afrique.

A Lekki, on ne trouve aucune propriété à moins de 100 millions de nairas (environ 450 000 euros). Mais il faut un 4 × 4, pendant la saison des pluies pour arriver jusque chez soi, et tous les immeubles ont désormais leur propre mini-centrale électrique et leur propre station d’épuration des eaux. Dans un pays où tout, ou presque, est privé, le coût de la vie atteint des sommets. Pour les entreprises étrangères qui veulent envoyer leurs «expatriés», c’est un calvaire financier. A l’exception des grands groupes pétroliers, les multinationales et les PME préfèrent externaliser la main-d’œuvre qualifiée, voire employer des experts locaux.

«Le Nigeria a révolutionné la vision postcoloniale de "l'Afrique de papa"», selon Guillaume Imbert. Ce jeune entrepreneur français passe sa vie entre Lagos et Paris. Il a cofondé Adexen, une start-up de chasseurs de têtes pour dénicher des profils nigérians ultraqualifiés pour les entreprises étrangères. «On ne fait pas du business au Nigeria comme sur le reste du continent, affirme-t-il. Si Orange s'installe au Gabon, c'est pour planter le drapeau, étendre sa zone d'influence. Aujourd'hui, si n'importe quelle compagnie de télécommunication investit au Nigeria, c'est pour gagner beaucoup d'argent. Mais c'est un investissement qui a un prix.»

Défaillance bancaire

Plusieurs entreprises ou multinationales ont rapidement abandonné, à l’image de Woolworths, la célèbre marque sud-africaine de supermarchés haut de gamme, qui a finalement fermé ses antennes à Lagos. Coûts de l’énergie trop élevés, prix des terrains inabordables et corruption endémique. Le Nigeria est toujours classé parmi les pays où il est le plus difficile d’investir au monde, selon la Banque mondiale.

Partant de ce constat, Alec Fokapu, avouant lui-même être un «geek contrarié», a décidé lui aussi d'utiliser Internet pour aider et encourager les entreprises étrangères à investir au Nigeria. Et réussir à trouver un partenaire parmi les trois millions de sociétés enregistrées dans le pays. Sa nouvelle plateforme, Fifty Four, se rêve «à mi-chemin entre Linkedin et Standard and Poors. C'est un réseau d'entreprises locales qui sont notées par d'autres entreprises pour leur fiabilité, leur expertise et leur compétitivité, explique le fondateur de la start-up. Les banques ne prêtent pas, ou alors à des taux ridicules. Ici tout marche grâce à son réseau».Bitcoin, la monnaie peer to peer, s'est implantée dans le pays il y a quelques mois et espère aussi palier cette défaillance bancaire, qui empêche encore les grands acteurs de livraison internationaux de s'implanter sur le marché.

Internet et les nouvelles technologies peuvent rendre la vie plus facile, notamment à la classe moyenne, mais Tolu Ogunlesi, intellectuel et éditorialiste très respecté dans le pays, a mis le gouvernement en garde : «Les nouveaux secteurs de développement - notamment les loisirs, les télécommunications et les banques - ne permettront pas une création massive d'emplois pour élever radicalement le niveau de vie de toute la population. Le gouvernement doit reprendre la main et concentrer ses efforts sur l'industrie et l'agriculture.» Au risque que la révolution économique du Nigeria ne soit que virtuelle.