Au diable le «hardware», vive les services connectés et dématérialisés. Adidas, géant allemand de l’équipement sportif, numéro 1 européen du secteur et deuxième mondial loin derrière l’américain Nike, vient d’annoncer coup sur coup deux décisions qui en disent long sur la réorientation de sa stratégie vers le numérique. Alors qu’il a mandaté une banque d’investissement pour étudier la vente de sa principale marque de golf, Taylormade Golf, qui accuse le coup en raison de la désaffection pour ce sport longtemps en croissance (-31 % des ventes en 2014), Adidas accélère au contraire dans les applications. La marque aux trois bandes vient d’annoncer l’acquisition au prix fort de l’appli multifonctions Runtastic, qu’elle valorise à 220 millions d’euros par son achat. Un outil très utile pour fidéliser sa communauté de clients et tenter de refaire une partie de son retard sur Nike, géant à la santé insolente.
Pourquoi Adidas dépense-t-il autant d’argent pour une simple application ?
A l'équilibre depuis trois ans et demi, ce qui est une gageure dans le numérique, l'application d'origine autrichienne Runtastic a réussi à fédérer une communauté de 70 millions d'utilisateurs dans le monde. Elle doit permettre à Adidas de prendre pied sur un marché en pleine croissance où l'équipementier allemand, à l'inverse de Nike, est encore peu présent. Né en 2009, près de Linz, en Autriche, Runtastic atteint désormais plus de 140 millions de téléchargements, contre 30 millions il y a deux ans. Disponible en 18 langues, cette application payante jusqu'ici détenue à 50,1 % par le groupe allemand de médias Axel Springer - et pour le reste par un investisseur et ses quatre fondateurs - était fin juillet le troisième plus gros téléchargement payant sur la plateforme d'Apple. Runtastic, qui propose, entre autres, de compter ses pompes en effleurant l'écran du bout de son nez ou de mesurer sa fréquence cardiaque grâce au capteur de l'appareil photo, est majoritairement utilisé par des adeptes de la course à pied (54 % des usages) et du vélo (20 %). Son potentiel avait été rapidement identifié par le groupe Axel Springer, devenu son actionnaire majoritaire en octobre 2013. Entre gadget et nouvelles technologies, Runtastic, qui propose en réalité toute une palette d'applications gratuites et payantes (course à pied, fitness, cardio, VTT, etc.) revendique aujourd'hui 140 000 téléchargements par jour. La société s'est également lancée à l'assaut du nouveau marché dit du wearable pour les accessoires et les vêtements connectés : elle propose une balance connectée depuis février 2014, ainsi qu'un bracelet connecté.
Elle a aussi mis un pied dans la réalité virtuelle et planche depuis l'hiver dernier sur des programmes d'entraînement destinés au casque Oculus Rift, société rachetée 2 milliards de dollars par Facebook en 2014. Pour le patron d'Adidas, Herbert Hainer, cet investissement constitue une étape importante «dans notre périple pour permettre de nouvelles expériences sportives de taille mondiale».
Quels sont les autres plans d’Adidas pour fidéliser sa clientèle ?
Afin de renforcer ses interactions avec sa très vaste communauté de plusieurs centaines de millions d'acheteurs, Adidas travaille aussi à un concept révolutionnaire de fabrication automatisée de chaussures de sport sur mesure, directement dans ses magasins. Après s'être fait mesurer le pied, le consommateur pourra commander et se faire fabriquer en quelques minutes une chaussure entièrement personnalisée, aussi bien sur ses caractéristiques techniques que sur son esthétique. Une équipe de 35 personnes travaille actuellement à ce projet de store factory (mini-usine en boutique) qui doit être lancé d'ici deux ans. Cette nouvelle stratégie doit également permettre au premier producteur européen de chaussures de sport de mieux gérer ses stocks et d'engranger quantité de données sur ses clients, afin de mieux les connaître et d'anticiper leurs désirs. A terme et comme l'a expliqué un des membres de son directoire, Glenn Bennet, au quotidien allemand Handelsblatt, Adidas pourrait également étendre aux textiles cette nouvelle production sur place et personnalisée. Un plan très ambitieux mais qui représente de très gros défis technologiques et logistiques pour la marque allemande, avec de lourds investissements en perspective.
Adidas est-il en bonne santé ?
Malgré les contre-performances récurrentes de sa division golf, Adidas a nettement augmenté ses ventes au trimestre dernier et amélioré ses résultats, notamment aux Etats-Unis, premier marché de la planète et point de départ des tendances sportswear dans le monde entier. Le chiffre d’affaires de l’équipementier a progressé de 15 % entre avril et juin 2015, à 3,91 milliards d’euros, tandis que le bénéfice net a augmenté de 1,4 %, à 146 millions d’euros. Mais Adidas reste loin derrière le leader mondial Nike, dont le chiffre d’affaires annuel a progressé de 10 % sur le dernier exercice 2014-2015 et atteint 30,6 milliards de dollars, soit plus du double de celui d’Adidas. Bien que très présent outre-Atlantique grâce notamment à sa marque Reebok, achetée en 2006, qui redécolle après un effondrement, Adidas y subit de plein fouet la concurrence d’UnderArmour, une griffe inexistante en dehors du pays mais qui l’a relégué à la troisième place. Au coude-à-coude avec Nike en Chine, qui deviendra le premier marché mondial à l’horizon 2025, Adidas a récemment dépensé des fortunes pour renforcer sa domination sur le football européen. Il vient d’arracher à Nike le contrat pour frapper de son logo le maillot de Manchester United en déboursant 940 millions d’euros pour les dix prochaines années, là où la marque à la virgule déboursait 30 millions par an. Du jamais-vu, d’autant plus qu’Adidas a également remplacé Nike comme équipementier de la Juventus de Turin, sur la période 2015-2021, pour un montant estimé à 147 millions d’euros. Dans le top 10 du football continental, le logo de Nike ne brille plus que sur les maillots du FC Barcelone et du PSG. Mais si Nike se fait évincer dans le foot, le groupe a ravi à Adidas le contrat phare du basket en signant avec la NBA américaine un partenariat d’un montant d’un milliard de dollars.
Pourquoi Nike mène-t-il la course dans le numérique ?
Précurseur dans ce domaine du fait de sa nationalité et de sa proximité géographique avec les géants de la Silicon Valley californienne, le géant de Portland, sur la côte ouest américaine, a développé dès 2006 Nike+, un système de suivi des courses de ses clients, en s’associant le premier avec Apple. Il s’agit de chaussures connectées et munies d’un capteur, qui permettent aux coureurs de suivre leurs performances et de les stocker sur leur smartphone. Nike s’est également diversifié très tôt dans les accessoires connectés avec un bracelet, le FuelBand, au développement duquel il a cependant mis un terme. Rançon du succès, l’équipementier américain fait l’objet d’une action collective en justice de la part d’utilisateurs qui se plaignent du manque de fiabilité des données collectées. La justice leur a donné raison fin juillet, contraignant Nike à rembourser de 15 à 20 euros par client sur les achats de chaussures connectées Nike +, soit au minimum de 3 millions à 4 millions de dollars.
Avec une profusion d'objets et de plus en plus de wearables, ou textiles connectés, le numérique est devenu hautement stratégique pour les grandes marques comme Adidas, Nike et consorts : si elles ne développent pas leurs applications ou n'en rachètent pas, comme Adidas vient de le faire avec Runtastic, elles risquent de se retrouver dépossédées de leurs relations avec leurs clients et reléguées au rang de simples fournisseurs de matériel. Dans le jargon du numérique, on parle de «désintermédiation» : un cauchemar pour les fabricants, qui rivalisent donc afin de multiplier les services pour maintenir captive leur communauté d'acheteurs. Plus leur écosystème s'étoffe, plus elles sont susceptibles de garder le contrôle de leur clientèle et de leurs précieuses data et données personnalisées. Le modèle Apple ou Google appliqué au sport, en quelque sorte.