Les constructeurs automobiles sont de plus en plus contrariés par l’intrusion de Google dans leur monde. Longtemps à l’écart de la vague numérique, ces industriels ont compris que leur salut passerait par la maîtrise de systèmes d’information de plus en plus sophistiqués qui permettront, dans un horizon pas si lointain, à la voiture de Monsieur Tout-le-monde de se conduire toute seule. D’où leur refus de passer sous la coupe d’une entreprise ultra-hégémonique qui, forte de l’universalité acquise dans la cartographie avec son application Google Maps, en fait son cheval de Troie pour prendre les clés de la voiture intelligente de demain.
Pour Google, cette dernière n’est qu’un nouvel objet connecté, un smartphone à quatre roues avec lequel il espère reproduire la stratégie à succès adopté dans l’ordinateur et les mobiles : l’accès libre à une profusion de services gratuits contre la monétisation des données des automobilistes. Le rachat du système de cartographie embarqué Nokia Here par trois grands constructeurs allemands est un premier pas pour sortir de cette vassalisation qui menace. Même Uber, qui compte pourtant Google dans son capital et qui entend lui aussi réinventer le transport à l’ère de l’éléctromobilité, a pris ses distances et prépare l’après-Google Maps.
Les constructeurs rechignent également à laisser Android Auto et Carplay (Apple) collecter les données techniques comme le freinage ou la distance. «Nous avons besoin de contrôler leur accès», déclarait récemment Don Butler, le directeur des véhicules connectés chez Ford. Non pas tant pour protéger les conducteurs mais parce que ces données pourraient bientôt valoir de l'or. Les revenus issus des véhicules connectés se chiffreraient déjà à 41 milliards d'euros.
La course à la cartographie
Le consortium des constructeurs allemands Audi, Daimler et BMW va débourser 2,8 milliards d’euros - une somme ridicule au regard des enjeux - pour racheter Nokia Here, le service de cartographie numérique du géant finlandais déchu de la téléphonie. Cette acquisition illustre le début d’une prise de conscience des constructeurs automobiles face à la toute-puissance de Google. Le grand public ne connaît pas Here, que convoitaient également des constructeurs chinois, japonais et coréens, mais aussi Uber… Pourtant, en Europe et en Amérique du Nord, quatre voitures sur cinq qui sont équipées d’un écran intégré utilisent la cartographie de l’équipementier nordique. Leader sur son segment, il est présent dans près de 100 pays et aussi sur les smartphones Lumia équipés de Windows. En 2014, les licences vendues par Nokia Here à l’industrie automobile ont représenté la moitié de ses 970 millions de dollars (soit 870 millions d’euros) de chiffre d’affaires. Réputé pour son ergonomie, Here s’est récemment enrichi de nouvelles fonctionnalités personnalisées et prédictives, un premier pas vers «la conduite hautement automatisée», le nouveau graal des constructeurs.
Mais Nokia n’est plus seul sur le marché. Deux nouveaux concurrents surpuissants ont bien l’intention de mettre le smartphone dans la portière et de s’installer durablement dans la voiture : Google et Apple. Avec un avantage de taille pour le premier : Android, son système d’exploitation fourni gratuitement, fait tourner environ un milliard des smartphones et tablettes sur la planète, soit 80 % du marché, contre seulement 15 % pour Apple. Or, sur chaque modèle Android, l’application Google Maps est installée par défaut ; une position stratégique idéale. Lancé en 2004, son service de cartographie en ligne est utilisé tous les mois par un milliard d’individus sur ordinateur, tablette ou smartphone.
En 2013, Google Maps était même l’application mobile la plus utilisée au monde, selon une étude de l’institut GlobalWebIndex. Comme c’est un assistant de navigation plutôt efficace - et gratuit, comme la quasi-intégralité des services de Google -, il s’impose à la place des boîtiers GPS de la concurrence. Les historiques du secteur comme Garmin et TomTom ont été contraints de s’aligner sur ce nouveau standard imposé par Google. Ils proposent désormais des applications de navigation gratuites (avec des options payantes) alors que leur modèle économique était basé sur un service payant à 100 %.
La quête d’un nouvel écran : le tableau de bord
Oter les boîtiers GPS de TomTom et Garmin n’est pas l’objectif final de Google. Déjà leader sur les écrans de smartphones et de tablettes avec son système d’exploitation Android, il lui reste à conquérir le tableau de bord de la voiture, ce qui en fera le numéro 1 de la mobilité physique. De plus en plus de voitures ont des écrans dans le tableau de bord intégrant un assistant de navigation installé par défaut. L’ambition de Google et Apple, c’est de permettre au conducteur de transférer l’écran de son smartphone sur celui de sa voiture. Pour y parvenir, le premier a annoncé en 2014 l’arrivée d’Android Auto. Le second l’avait devancé de quelques semaines avec Carplay.
Sur l'écran du tableau de bord, le conducteur retrouve ses applications compatibles avec les impératifs de sécurité en commande vocale : téléphonie, messagerie, musique, info trafic, météo… et bien sûr navigation routière. Comment se fera le choix pour les possesseurs de mobiles Android ou d'iPhone entre l'assistant de navigation installé par le constructeur et celui proposé sur les smartphones ? Franck Cazenave, auteur de Stop Google (éd. Pearson) : «Entre le système de navigation du véhicule, assez pauvre en général, et Google Maps, que vous avez l'habitude d'utiliser, vous serez tentés d'utiliser le second. Surtout si, en plus de la carte, vous retrouvez l'univers d'applications que vous connaissez.» Le déploiement de ces systèmes d'information se fera avec le consentement des constructeurs, même sans gaîté de cœur. «Ils savent faire un produit qui s'appelle la voiture, et c'est déjà beaucoup de métiers, poursuit Franck Cazenave. Le monde d'Internet, c'est pas leur terrain de jeu.» Il ajoute : «Vous utiliserez des applications Google, comme Maps. Vous direz que vous voulez aller manger japonais et Google vous donnera une réponse. Mais, comme sur l'ordinateur, les premières réponses seront des liens publicitaires. Toute la puissance du moteur de recherche en version cartographiée sera reproduite dans la voiture.»
Un quasi-monopole sur la recherche sous toutes ses formes que Google a bien l'intention de mettre à profit, assure Jean-Pierre Corniou, du cabinet de conseil Sia Partners : «Google collecte l'ensemble des données quel que soit le domaine. C'est une situation unique dans l'histoire de l'humanité de voir une entreprise privée, parfaitement légitime, prendre une position aussi hégémonique.»
Voiture sans conducteur : la Google Car en avance ?
Parmi les annonces de Google qui ont attiré l’attention ces derniers mois, la présentation, en décembre, de la Google Car, voiture autonome faite maison - en réalité construite par un équipementier de Detroit -, a battu tous les records de popularité. Google, constructeur automobile ! Et tout le monde d’imaginer, dans un futur proche, ces petites voitures rondes circuler en ville comme des taxis sans chauffeur. Le groupe a laissé dire et a annoncé en mai que son prototype allait quitter les circuits d’essais pour les rues de Californie.
Il est pourtant peu probable qu’un quelconque passager mette jamais les pieds dans cet œuf sur roues, rejeton motorisé de Oui-Oui et Calimero. Google ne va pas non plus fabriquer les capteurs, caméras et radars qui trufferont ses véhicules du futur. L’enjeu est ailleurs. La voiture autonome, sur laquelle travaillent tous les grands constructeurs et équipementiers, sera sans volant et sans pédales, capable de se repérer dans l’espace au centimètre près, de scanner son environnement (voitures, panneaux, routes, trottoirs et piétons) et de le reconnaître, de se déplacer et de prendre les bonnes décisions au bon moment : accélérer, freiner, s’arrêter, doubler, se rabattre. Une révolution annoncée pour 2020 par Carlos Ghosn, patron de Renault.
Flotte. Or, pour ingurgiter ces gigaoctets de données, il faut bâtir une intelligence artificielle. C'est le projet de Google : construire le cerveau des voitures de demain. Le 9 octobre 2010, Sebastian Thrun, ingénieur spécialisé en robotique, dévoile le projet du véhicule sans chauffeur. Il décrit un périple en Californie, entre San Francisco, Los Angeles et le QG de Google dans la Silicon Valley, réalisé par des voitures test : «Supervisées par des conducteurs, elles ont roulé de notre campus de Mountain View jusqu'à notre bureau de Santa Monica et sur Hollywood Boulevard. Elles sont allées sur Lombard Street [à San Francisco, ndlr], ont traversé le Golden Gate Bridge, navigué sur la Pacific Coast Highway, et même fait le tour du lac Tahoe. En tout, nos voitures ont comptabilisé plus de 140 000 miles [environ 225 000 km]. Nous pensons que c'est une première dans la recherche en robotique.» Six ans plus tard, la flotte initiale de Lexus et de Toyota Prius «à délégation de conduite» est aujourd'hui complétée par 25 Google Car. Soit plus d'une quarantaine de voitures en tout.
Elles ont avalé 1 million de miles en mode autonome, écrivait en mai Chris Urmson, actuel directeur du projet, sur le blog officiel de Google. Elles parcourent actuellement 16 000 kilomètres par semaine. Ce qui correspond «à l'équivalent de soixante-quinze ans d'expérience de conduite pour un adulte américain typique», poursuivait-il. Les autres constructeurs n'ont pas accumulé autant d'expérience. La voiture autonome ne dépend pas seulement de la qualité des capteurs et du cerveau, mais aussi de la précision de la cartographie. On y revient.
Les cartes numériques actuelles sont trop sommaires. Les indications de route ne suffisent pas ; les futurs plans devront indiquer les voies et leur largeur, les trottoirs, les panneaux de signalisation, les dénivelés… Et ceci au centimètre près.
Orbite. Une fois de plus, Google est sur le pied de guerre. En 2014, il a acheté pour 500 millions de dollars (450 millions d'euros) la société de satellites d'observation Skybox Imaging, qui dispose d'un seul satellite en orbite mais pourrait vite en déployer des dizaines, améliorant sensiblement la qualité et la précision de Google Maps et apportant des mises à jour très rapides. S'il conserve cette avance - Google a racheté ses dernières années près d'une dizaine de sociétés de robotique, et emploie désormais parmi les meilleurs spécialistes du domaine -, ses cerveaux seront branchés sur les capteurs des voitures et récupéreront des données qu'un smartphone ne peut saisir aujourd'hui.
Le véhicule deviendra lui-même un capteur pour Google : le groupe aura une vision en temps réel des embouteillages, de l'état de la route, des travaux, de la météo… «La clé de la mobilité de demain, c'est les données, insiste Marc Charlet, du pôle de compétitivité Mov'eo. Celui qui arrivera à en agréger le plus, et donc à donner les informations les plus pertinentes possibles, remportera l'adhésion de tous.»
Tout droit vers la pub à gogo
On peut sans difficulté imaginer l'automobile de demain, si la stratégie de Google aboutit : des voitures fabriquées par les constructeurs historiques mais équipées pour certaines de son intelligence artificielle. Et de sa cartographie ultra-précise, réactive et gratuite en échange de quelques concessions (lire ci-contre). «Celui qui maîtrise le cerveau d'un véhicule maîtrisera les déplacements des individus. L'objectif de Google est de pouvoir vous accompagner dans votre déplacement d'un point A à un point B, décrit Franck Cazenave, auteur de Stop Google et qui travaille dans l'automobile depuis quinze ans. Mais c'est surtout le point B qui l'intéresse.» Délire paranoïaque ? Le brevet 8 630 897 B1, déposé en 2011 par le moteur de recherche et actualisé le 11 janvier 2014, décrit un système où le consommateur sera transporté, gratuitement ou à prix réduit, jusqu'à la boutique d'un annonceur.
Des croquis joints au brevet illustrent le fonctionnement du service : sur l'écran du smartphone, une offre propose 50 % de réduction sur l'entrée pour toute commande d'un repas. Du classique, jusqu'au message suivant : «Vous pouvez vous y rendre gratuitement en taxi en dix minutes.» Puis deux choix : «allons-y» et «non merci». Le brevet de Google protège l'algorithme qui compare en temps réel le coût du transport et le bénéfice espéré pour l'annonceur. Il prend en compte la localisation du client, son agenda, l'itinéraire le plus économique, et adapte les offres promotionnelles en fonction de ces données.
Sur un deuxième croquis, le même service est offert sur une borne en ville et non plus sur un smartphone. Plus question ici de taxi : la course est offerte par un vendeur de véhicules autonomes. Purement commercial, l’objectif de Google vise à augmenter le taux de conversion des usagers. C’est-à-dire faire en sorte qu’une campagne publicitaire déclenche un maximum d’actes d’achat, ici en amenant gratuitement ou presque le client dans le magasin. La forme la plus aboutie du modèle économique de Google à ce jour.