Un vent mauvais souffle chez certains économistes, et les débats sont parfois houleux autour d’une question importante : la croissance est-elle un phénomène du passé ? La digitalisation de l’économie n’en est qu’à ses débuts, et il n’est pas abusif de qualifier les transformations en cours de nouvelle révolution industrielle. Mais le paradoxe est que, alors que la pénétration des technologies de l’information métamorphose les modes d’échange et d’organisation de la production des biens comme des services, ces mutations ne se traduisent pas, pour l’instant en tout cas, par une croissance renouvelée. Certains y voient les prémices d’une situation qui sera la nôtre durant les prochaines décennies. Après tout, il est vrai que dans une perspective historique longue, la forte croissance que nous avons connue durant la deuxième moitié du XXe siècle était exceptionnelle. Un retour durable à une faible croissance bouleverserait nos sociétés de manière profonde : en particulier, ceux qui ont lu le Capital au XXIe siècle savent qu’une rémunération élevée du capital associée à une croissance faible conduirait à un violent creusement des inégalités. Faut-il, comme le propose le dernier livre de Daniel Cohen (Le monde est clos et le désir infini, Albin Michel), abandonner notre religion de la croissance, et réfléchir aux manières de vivre ensemble sans le ciment que constitue l’espoir de jours meilleurs ? Ou faut-il, au contraire, redoubler d’efforts pour retrouver le chemin d’une augmentation soutenue de la production et de la richesse ?
Au cœur des débats, la question de l’emploi. Toute révolution technologique détruit de nombreux emplois ; et en crée également de nouveaux, mais pas les mêmes. Il semble que la digitalisation de l’économie rende spécifiquement obsolètes les métiers dont les tâches, manuelles ou intellectuelles, ont un caractère plutôt répétitif ; or, ces métiers sont souvent l’apanage des classes moyennes. De nombreux pays voient la structure des emplois évoluer de manière très polarisée : les emplois créés sont ou bien très qualifiés et bien payés, ou bien au bas de l’échelle, précaires et très mal rémunérés. Cette disparition des emplois intermédiaires serait l’un des effets de la pénétration des technologies de l’information, court-circuitant les fonctions qui mettaient en relation les plus riches et les plus pauvres. C’est dans ce cadre que s’inscrivent les récentes déclarations d’Emmanuel Macron à l’université d’été du Medef, rappelant, fort justement, que la diminution du travail soulève de redoutables défis, et qu’elle est plus un problème qu’une solution à nos difficultés. De fait, c’est bien la croissance et la manière dont ses gains sont distribués qui permettent de diminuer les efforts et le travail de tous, et non l’inverse.
Dans tous les cas, avec ou sans croissance, il faut s’interroger sur ces mutations du travail. Faut-il adapter les politiques sociales à la nouvelle donne ? Les mécanismes de protection contre les grands risques de la vie, chômage, retraite ou maladie, dont l’architecture date d’une époque de plein-emploi (masculin) et de forte croissance, doivent-ils être entièrement refondés ? Faut-il inventer de nouvelles formes de redistribution, compatibles avec une circulation bien plus fluide du capital que du travail ? Et surtout, en premier lieu, faut-il chercher à ralentir la destruction des emplois existants ou, au contraire, se préparer au mieux à l’émergence de nouveaux métiers ?
Andrew McAfee, professeur de management à Harvard, résume ainsi ce choix fondamental : «Should we protect the past from the future, or the future from the past ?» La France semble hésiter entre ces deux stratégies et, finalement, privilégier l'attitude conservatrice. En témoigne la séquence d'événements qui a conduit, au début de l'été, à la suspension des activités développées par Uberpop, Heetch ou Djump, mettant en relation directe des chauffeurs non professionnels avec des personnes souhaitant simplement être transportées d'un endroit à un autre. La réponse du gouvernement à la manifestation violente de certains représentants d'un monopole installé mais remis en cause par ces innovations technologiques a été rapide : les start-up innovantes ont été interdites, et leurs dirigeants mis en examen. Le signal envoyé au secteur turbulent et bouillonnant de l'innovation numérique, en France et dans le monde, est catastrophique. Il réduit à néant les efforts de promotion, à coups de campagnes de communication et de budgets publicitaires conséquents, de la «French Tech». Pourtant, qu'ils conduisent à une croissance retrouvée ou non, les bouleversements numériques les plus importants sont à venir. Mieux vaudrait les anticiper que chercher vainement à les interdire.