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Libération
Chronique «Autour du monde»

De l’optimisme en économie

La révolution numérique produit-elle une croissance avec ou sans emplois ? La polémique est relancée. En fonction de l’humeur des économistes ?
publié le 8 septembre 2015 à 18h16

Le taux de chômage est à 3,3 % au Japon, le pays le plus robotisé du monde. Il est à 6,4 % en Allemagne, son plus bas niveau depuis vingt-quatre ans. A 5,1 % aux Etats-Unis, à 4,6 % au Danemark. S'il reste à plus de 10 % en France, c'est lié à des rigidités qui nous sont propres. Le fait que les économies les plus avancées connaissent le plein-emploi met de nouveau à mal l'idée que le progrès technique menace le travail humain. «Pourquoi y a-t-il encore tant d'emplois ?» titre ironiquement David Autor, professeur au MIT, dans un article remarquable publié cet été (1). Si vraiment, comme continuent de l'annoncer certains économistes, l'automatisation des tâches menaçait le travail, pourquoi diable n'en voyons-nous pas les effets ? Avancée voici plus de deux siècles par les luddites - et depuis plus de deux millénaires par Aristote -, cette idée resurgit comme un diable de sa boîte. David Autor cite un article du magazine Time publié en 1961 : «Le nombre d'emplois perdus au profit de machines plus efficaces n'est qu'une partie du problème. Ce qui inquiète davantage nombre d'experts, c'est que "l'automation" empêche l'économie de créer assez de nouveaux emplois.»

En 1995, Jeremy Rifkin, rentier du catastrophisme professionnel, annonçait «la fin du travail». On retrouve cette veine sous la plume d'économistes américains et européens. Dans son dernier livre (2), Daniel Cohen s'aligne sur le «pessimisme» d'un Robert Gordon pour affirmer : «Internet ne génère pas d'emplois.» Allons donc ! ce n'est pas parce que des entreprises comme Google ou Facebook «embauchent trois fois moins que n'importe quelle firme automobile» que la société numérique ne génère pas d'emplois. Si c'était vrai, nous n'aurions pas le plein-emploi !

La société numérique crée des emplois par ses effets sur la majeure partie des activités économiques, en transformant le rapport au temps, en offrant de prodigieux nouveaux outils d’analyse, en délestant les créatifs et les managers de quantité de tâches ingrates, en favorisant tous les métiers qui reposent sur les qualités proprement humaines, celles auxquelles la machine n’a pas accès. David Autor donne cet exemple : la multiplication des distributeurs de billets n’a pas fait baisser le nombre des employés de banque ; les guichetiers sont devenus ou ont été remplacés par des interlocuteurs capables d’aider les clients à réaliser des opérations plus complexes.

Robert Gordon et David Cohen jugent aussi que le progrès technique nouvelle manière explique la baisse du taux de croissance des économies développées. «Si les emplois qui survivent sont ceux que le progrès technique épargne, que devient le potentiel de croissance ?» demande Cohen. Mais bien sûr, le progrès technique n'est pas le seul facteur influant sur la croissance. Si le taux de croissance est à la baisse, ne faudrait-il pas en rechercher les causes aussi du côté de l'inversion progressive du rapport entre actifs et retraités et de l'irrésistible expansion des coûts de santé ? Par ailleurs, il ne faut peut-être pas se précipiter de jeter le bébé avec l'eau du bain. Le taux de croissance américain est à 3,7 %, ce qui n'est pas si mal pour la première économie du monde.

Le plus frappant, peut-être, dans cette affaire, est le désaccord entre les économistes. Un désaccord dont ils admettent eux-mêmes qu'il est étroitement corrélé à la position de chacun sur l'éventail de l'optimisme et du pessimisme. C'est un sujet d'étude pour les psychologues et les sociologues : en quoi le tempérament, avec toutes ses composantes génétiques et environnementales, influe sur les résultats de la «science».

L'un des plus jolis passages du livre de Cohen est celui où il écrit : «L'économiste David Autor le souligne avec ironie : la plupart des économistes clament, selon une enquête, que "l'automation" n'est pas responsable du chômage, pour 63 % d'entre eux, mais pourtant 43 % sont d'accord (et 30 % incertains) avec l'idée que les nouvelles technologies de l'information et de la communication sont responsables de la stagnation des salaires aux Etats-Unis.»Pour ce qui est de l'effet sur la stagnation des salaires - encore un autre sujet -, on n'est pas loin du 50-50. Au final… difficile d'y voir clair.

(1) Journal of Economic Perspectives, été 2015. (2) Le monde est clos et le désir infini, Albin Michel.