Avisa et Hausfeld, une société de conseil en questions européennes, et un cabinet d'avocats américain ont lancé le 1er septembre le site Grip, pour «Google Redress and Integrity Platform». Il regroupe les entreprises qui s'estiment victimes de pratiques anticoncurrentielles de Google et cherche à obtenir des dommages et intérêts devant différentes juridictions nationales. Jacques Lafitte, cofondateur de la plateforme, explique la démarche.
Pourquoi avoir créé Grip ?
Au fil des années, j’ai été contacté par une grosse vingtaine d’entreprises qui s’estimaient lésées par Google. Certaines étaient très innovantes mais vous n’avez jamais entendu parler d’elles parce que Google ne vous en a pas laissé le temps. D’autres ont survécu tant bien que mal mais ont dû rétrécir, licencier. Toutes étaient désemparées et se demandaient comment faire pour obtenir justice.
Grip ne vise pas l’action publique, qui est du ressort des autorités de la concurrence et peut éventuellement aboutir à une amende. Nous nous situons dans le champ de l’action privée, qui conduit à dédommager les victimes de Google. En France, les tribunaux de commerce ont une petite réticence culturelle à accorder des dommages et intérêts tant que l’autorité publique ne s’est pas prononcée. Mais au Royaume-Uni, par exemple, les juges peuvent contraindre les partis à partager des pièces confidentielles et sont prêts à accorder des dédommagements importants aux victimes.
La multiplication de ces actions reflète-t-elle un sentiment de défiance à l’encontre des géants du numérique ?
Je ne souhaite pas généraliser mais la perception de Google a radicalement changé en quelques années. Ce n'est certainement plus «l'empire du Bien», la «don't be evil company». Cependant, les Français n'ont pas encore tiré les conséquences de leur changement de perception. Ils sont conscients du problème mais continuent à utiliser Google, et pour l'instant il n'y a pas encore d'appel au boycott. Le droit n'est pas en retard, il n'y a pas de problème d'outil juridique. C'est un problème de culture. Au-delà du cas Google, on s'est longtemps désintéressé de ce que j'appellerais les crimes économiques. Tant qu'il n'y a pas de violences physiques ou psychologiques ou de dégâts écologiques, on a encore du mal à parler de victimes. Mais c'est en train de changer.
Alors que la nouvelle commissaire à la Concurrence de l’UE, Margrethe Vestager, passe à la manière forte avec Google et envisage la condamnation du groupe pour violation des lois antitrust, ne craignez-vous pas d’être taxé d’opportunisme ?
Alors que les conseils de Google engrangent les millions sans s’attirer beaucoup de questions désagréables, ça fait six ans ce mois-ci que je représente gratuitement une start-up française contre Google, et j’ai eu ma dose de soupçons de toute nature, croyez-moi. Par ailleurs, Grip est un effort qu'Avisa et Hausfeld développent sur fonds propres, un pari sur l’avenir. Nous prenons notamment le risque de nous lancer avant la décision de la Commission européenne. Nous taxer d’opportunisme, c’est un peu comme accuser David de profiter de l’existence de Goliath pour se faire un nom.
Quelles sont, d’après vous, les pratiques anticoncurrentielles de Google ?
Les pratiques anticoncurrentielles de Google, qui détient 95 % des parts de marché sur la recherche, sont extrêmement variées. Il n’y a pas que Google Search et les questions liées. Android est une autre source d’abus majeurs, et sans doute aussi YouTube, même si dans ce dernier cas, la dominance est moins absolue.
La question du référencement, de l’ordre dans lequel les résultats d’une recherche apparaissent, n’est-elle pas le point central des reproches adressés à Google ?
Beaucoup de gens réclament que l’algorithme du moteur de recherche soit rendu public. C’est pour moi un faux débat. Google joue sur du velours en se réfugiant derrière le secret d’affaires et en affirmant son droit à modifier cet algorithme, ce qui est effectivement nécessaire pour éviter les tentatives de manipulation.
Une entreprise estime avoir été victime de Google, elle sonne à votre porte : comment est-elle reçue ? Quel type d’action engagez-vous ?
Le site Grip permet aux victimes de partager leurs expériences, les gens peuvent aussi nous appeler. Nous faisons ensuite un tri entre les requêtes. Il faut démontrer le sérieux de chaque dossier dès le départ. Ensuite, nous demandons de verser une contribution relativement modeste, qui varie selon la taille de l’entreprise. Nous voulons représenter des vraies victimes et des victimes motivées, pas des chasseurs d’aubaine. Les demandes de dommages et intérêts n’ont pas toujours bonne réputation et, de fait, il y a eu des excès.
Concernant le type d’actions, nous pensons que des poursuites engagées à titre individuel sont les plus adaptées pour obtenir des dommages et intérêts face à Google. Personne ne nous a approchés sur un dossier de type «class-action» et, même si nous sommes ouverts, nous pensons qu’il n’y en aura pas dans l’avenir prévisible.
Le risque de ces procédures n’est-il pas que certaines sociétés imputent leurs échecs à Google plutôt qu’à elles-mêmes ?
C'est la position de Google qui consiste à dire que les entreprises qui n'ont pas survécu n'étaient pas assez bonnes, qu'il proposait des services plus performants. C'est la ligne du parti. Comme vous l'imaginez, je ne suis pas d'accord, mais démontrer que Google a tort n'est pas chose aisée. Il faut convaincre que la victime en est bien une, que l'entreprise aurait prospéré si elle n'avait pas été blessée ou tuée par Google. Pour cela, il faut s'appuyer sur des expertises économiques très solides, sachant qu'en face, Google alignera aussi certains des meilleurs avocats et des meilleurs économistes. Dans le cas d'1plusV, une société éditrice de moteurs de recherche hybrides, comme ejustice.fr, qui ajoutait une «couche» d'expertise humaine à un algorithme classique, la société a perdu 92 % de son trafic internet le jour où Google l'a supprimé de son index.
Selon vous, comment faire pour prévenir d’éventuels abus de position dominante de la part de Google ?
On ne fera pas l’économie d’une vraie régulation de l’accès internet. Il faut créer l’équivalent de ce qu’est la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) pour la protection des données. Mais avec tout le respect que je dois à la Cnil et à ses consœurs nationales, il me semble clair que le bon niveau pour ce futur régulateur de l’accès à l’Internet, c’est l’Europe.