Menu
Libération
Jeux vidéo

«MGS5», cinquième «Gear» mondial

«Metal Gear Solid 5» brille par les fulgurances et digressions d’un scénario toujours sombre, où la guerre est perçue comme horrible et inéluctable. Un modèle du genre.
«Metal Gear Solid 5»
publié le 11 septembre 2015 à 18h36

Le sable soulevé par l'hélicoptère retombe lentement au sol dans la lumière jaune du soleil qui émerge. Au-delà des rochers situés à quelques mètres, le terrain plonge à pic jusqu'à une piste en contrebas, de l'autre côté de laquelle s'étend un village aux maisons de terre délabrées. Village patrouillé par l'Armée rouge, et dans lequel il faut se faufiler. L'action de Metal Gear Solid 5 : The Phantom Pain, nouvel épisode de la saga d'infiltration portée par le créateur japonais Hideo Kojima, débute en Afghanistan, en 1984, en pleine guerre entre l'URSS et les moudjahidin. Dans une série qui tisse ses scénarios sur la toile de l'histoire géopolitique, ce nouvel opus va bien au-delà de ses prédécesseurs, tant dans la complexité que dans le mélange entre réalité et science-fiction. Dans un contexte historique très documenté, le scénario se lance par fulgurances dans les folies les plus extravagantes, faisant apparaître ici un robot colossal, là une escouade d'ennemis aux pouvoirs incompréhensibles, dans des délires technologiques à la frontière du surnaturel, voire un peu au-delà. La licence Metal Gear Solid a toujours su résister à la tentation de la démesure continuelle, limitant ses effets visuels délirants pour mieux en démultiplier la force. La séquence d'introduction, avec sa mise en scène virtuose, est à cet égard un modèle du genre.

Comme les précédents, cet épisode marque aussi par ses fréquentes ruptures de ton, allégeant souvent le sérieux de son propos par des pointes d'humour absurde, que ce soit dans l'émoi enfantin affiché par des mercenaires endurcis devant un chiot ou dans les petits à-côtés et missions secondaires dont le jeu est truffé. Il n'est ainsi pas rare que MGS 5, soudainement badin, nous pousse à faire un pas de côté au milieu d'une mission de sauvetage pour aller ramasser une fleur ou endormir un mouton à l'anesthésiant afin de le mettre à l'abri du conflit. Sans compter les plaisanteries scato dont la série est coutumière.

Face au long fil narratif dont The Phantom Pain est le dernier volet, un retour en arrière s'impose dans cette saga dont les épisodes, sortis dans le désordre chronologique (voir infographie ci-dessous), nous font incarner tantôt un soldat légendaire de la guerre froide, Big Boss, tantôt son fils et clone, agent secret d'élite des années 90 et 2000 : Solid Snake. Deux personnages aux parcours similaires (au service de l'Amérique au début de leur vie, puis mercenaires en quête d'indépendance par la suite) mais dont le scénario fait des ennemis, le second étant à l'origine chargé d'éliminer le premier.

Retour vers le futur

La franchise naît en 1987 avec pour titre Metal Gear. Hideo Kojima, qui n'a alors pas tout à fait 24 ans, est déjà aux commandes au sein du studio Konami. Les composantes de la série sont là : un soldat d'élite, nom de code Solid Snake, chargé d'infiltrer en solitaire une base ennemie afin d'enterrer les projets de guerre nucléaire d'une organisation paramilitaire menée par un dénommé Big Boss. Ces projets ont pour vecteur un robot futuriste, qualifié dans le jargon de la série de «tank bipède» : le «Metal Gear» du titre.

En 1998, le troisième épisode, intitulé Metal Gear Solid , arrive sur PlayStation et s'impose aussitôt comme le totem du jeu d'infiltration. Le passage à la 3D permet à Kojima de dégoupiller ses influences cinématographiques, en réalisant un prototype de «cinéma interactif».

C'est en 2005, avec Metal Gear Solid 3, que l'intrigue bifurque. Oubliés, le futur proche et l'environnement techno froid dans lesquels la série nous plongeait jusqu'alors. L'action se déroule cette fois en 1964, lors d'une mission d'infiltration en URSS, et nous propose, pour la première fois, d'incarner Big Boss. Bien avant qu'il ne trahisse les Etats-Unis pour devenir l'adversaire des deux premiers opus. Kojima retournera vers le futur avec MGS4 pour y enterrer Solid Snake, héros vieilli prématurément car trahi par ses gènes clonés.

Monde ouvert

Plutôt qu'une suite à ce dernier épisode, The Phantom Pain prolonge donc l'histoire de Big Boss, et plus spécifiquement celle du jeu Peace Walker. C'est cet épisode, au décor planté dans l'Amérique centrale des années 70, entre maquis de guérilleros et combines obscures de la CIA, qui est la matrice du dernier jeu de Kojima. On y trouve déjà un monde relativement ouvert, des missions à accomplir dans un ordre flexible et l'apparition d'un pan entier dédié à la gestion d'une base militaire et de ses effectifs, aspect omniprésent. Ainsi, chaque acte de Big Boss tend à faire de ce camp, installé sur des plateformes en mer, un nouvel éden pour les mercenaires sous ses ordres, qu'il rêve de délivrer de gouvernements tyranniques. Tous les moyens sont bons : libération de prisonniers détenus par les Soviétiques, mais aussi enlèvement des soldats de l'Armée rouge eux-mêmes (qui deviendront de loyaux compagnons après quelques jours au gnouf, une persuasion musclée étant ici implicite) et vol caractérisé de véhicules et armes en tout genre. On passe ainsi une bonne partie de son temps à rafler tout ce qui traîne dans les bases ennemies pour équiper son petit chez-soi.

Le grand allié du joueur dans cette rapine systématique ? Le ballon Fulton, grosse baudruche calquée sur un projet bien réel conçu par la CIA dans les années 50 pour exfiltrer des agents par voie aérienne. Apparu dans Peace Walker, le dispositif est désormais omniprésent à un point franchement comique, mais fort pratique en termes de gameplay puisqu'il évite au joueur de devoir cacher les corps des soldats anesthésiés lors d'une infiltration, tout en enrichissant les effectifs de sa base. Il révèle également l'essence pacifiste de la série, qui encourage toujours à se montrer en mission le plus discret possible, avec un objectif «zéro mort». S'extirper d'un mauvais pas en tirant dans le tas, en général après avoir fait preuve de maladresse ou d'impatience, est vécu comme un échec. La guerre est présentée comme une horreur dont les héros ne parviennent pas à se défaire, conscients d'être devenus des monstres incapables de faire quoi que ce soit d'autre.

MGS 5 se démarque le plus dans l'aboutissement de la philosophie du monde ouvert, concept banal aujourd'hui, mais très inhabituel pour une licence jusqu'à présent linéaire dans ses scénarios. Ce choix éloigne quelque peu le jeu du monde du cinéma dans lequel baignaient ses prédécesseurs pour le rapprocher de celui des séries. Les missions principales sont ainsi chacune accompagnées de leur générique de début et de fin. Les séquences cinématiques, dont la mise en scène reste remarquable, n'ont plus la durée démesurée de celles de l'épisode 4. Les longs dialogues radios, que l'on pouvait avoir à loisir avec les différents personnages soutenant Snake ou Big Boss lors de sa mission, ont disparu, remplacés par des briefings plus concis, des échanges plus sporadiques.

La musique aussi a changé : le compositeur hollywoodien Harry Gregson-Williams - beaucoup entendu chez Tony Scott - n'est plus l'auteur en titre de la bande originale, mais seulement le consultant, pour des thèmes plus discrets, loin des envolées symphoniques d'autrefois. Enfin, changement majeur, Big Boss n'a plus la voix de l'acteur David Hayter - qui doublait également Solid Snake - mais celle de Kiefer Sutherland, qui renvoie ainsi dans l'inconscient collectif au Jack Bauer de 24 Heures chrono. Là où Hayter jouait, parfois avec emphase, une palette de sentiments assez riche, Sutherland incarne un héros las, ne s'exprimant presque plus que par monosyllabes.

Sombre et pessimiste

Le choix d'interpréter ainsi Big Boss n'est pas innocent : le personnage n'est plus le trentenaire frétillant de Metal Gear Solid 3. A présent quinquagénaire et brisé - physiquement et moralement - par les événements des vingt dernières années, il continue le combat comme on porte une croix dans ce jeu à la tonalité sombre et pessimiste. Ici, la douleur est mise en scène comme rarement, dans une licence globalement déjà assez masochiste où les héros traversent les pires épreuves pour en ressortir broyés, mutilés, traumatisés. Metal Gear Solid a toujours su aborder des thèmes difficiles ou pousser le joueur, considéré par Kojima comme un adulte qu'on n'a pas besoin de prendre continuellement par la main, à sortir des routes les plus fréquentées. Combien de jeux ont ainsi proposé d'incarner, comme MGS 4 l'a fait, un vieillard en phase terminale de maladie ? Ou un ex-enfant soldat saturé de simulations virtuelles, comme dans MGS 2 ? MGS 5 ne se prive donc pas de montrer, de façon crue mais sans complaisance, les atrocités qu'entraîne un conflit. Et, dans la «douleur fantôme» du titre de ce dernier épisode, on ne peut s'empêcher de voir un écho aussi bien au thème de la souffrance, omniprésent, qu'au départ de Hideo Kojima, remercié par l'éditeur Konami dans un retentissant psychodrame en mars - au risque de frôler le complotisme, autre sujet cher à la série .