C'était un jeudi de septembre à la météo plutôt maussade dans l'Hexagone. Dans les kiosques, l'Equipe titrait sur la demi-finale France-Espagne de l'Eurobasket, prévue ce soir-là. Et le quotidien sportif paraissait en grand format 56 x 36 cm sur 8 colonnes ou format «broadsheet» comme disent les anglo-saxons. C'était la der des ders avant que le groupe Amaury ne rétrecisse définitivement son grand quotidien sportif, après des années de tergiversations. Ce vendredi 18 septembre, l'Equipe inaugure une nouvelle formule au format tabloïd, le même que Libération. La fin d'une édition XXL, qui, depuis sa création voilà près de soixante-dix ans, obligeait ses lecteurs a faire place autour d'eux pour se plonger dans ses grandes pages un peu désordonnées mais tellement familières.
La fin d'une époque, tout simplement. Mais même les spécialistes de la presse ont du mal à prendre la mesure du symbole. «L'Equipe était le dernier quotidien national à être imprimé en grand format en France, mais il doit en rester encore quelques autres dans la presse quotidienne régionale. Ouest France, peut-être ?», tente l'un d'eux. Raté, c'est un berlinois, comme le Monde. Comme quoi, en ces temps de dématérialisation numérique de l'imprimé, le lecteur ne se soucie plus vraiment de la taille des quotidiens qui lui sont encore proposés en kiosque.
Les tout derniers journaux régionaux grand format publiés dans l'Hexagone sont en fait l'Est républicain, Vosges Matin et le Républicain lorrain. Mais ils ne tiendront plus très longtemps. Le site PresseNews.fr indiquait le 8 septembre dernier que l'Est républicain passerait au tabloïd avant la fin 2016. Les trois titres appartenant au même groupe, il ne serait pas étonnant que les deux autres irréductibles le deviennent aussi (réductibles, justement).
Innovation et modernité
Si eux survivront encore un peu dans leur forme actuelle, le changement de mensurations de l'Equipe sonne bel et bien le glas du broadsheet pour tout le monde. Un format hérité du XIXe siècle, «quand on lisait le journal en l'étalant sur la table», rappelle Patrick Eveno, historien de la presse. Et d'ajouter : «C'était un symbole, comme les instituteurs en blouse grise. Maintenant, ça n'existe plus, ils portent des jeans. On peut trouver ça triste mais je crois que c'était inéluctable.»
Les modes de vie ont évolué, et le bourreau du grand journal papier s’appelle mobilité. A l’heure où on s’informe dans les transports en commun, les supports – qu'ils soient imprimés ou numériques – doivent être plus petits, il n’y a qu’à compter les smartphones et les liseuses dans une rame de métro. Patrick Eveno estime d’ailleurs que l’un des coups de génie des journaux gratuits est d’être imprimés en demi-tabloïd.
Né dans la Grande-Bretagne du XIXe siècle, le tabloïd est à l'origine synonyme de presse populaire. Au siècle suivant, le sang, le sexe et les affaires sont le fond de commerce de ces journaux, notamment face à l'arrivée de la télévision. Le temps passe, les modes de vie changent, et la double menace des écrans et des moyens de transport pèse de plus en plus sur les journaux «sérieux». Alors, au début des années 2000, beaucoup abandonnent le grand format. C'est le cas du Independent, puis du Times, outre-Manche. Des titres néerlandais, irlandais ou suisse font de même. The Guardian préfère quant à lui trouver une troisième voie, celle du format berlinois. Rapetisser d'accord, mais pas au prix de se retrouver associé au péjoratif terme «tabloïd». En France, Libération sera le premier quotidien national à inaugurer ce format en 1981, en montrant qu'il peut rimer avec innovation et modernité.
Enrayer la chute des ventes
Pour l'Equipe, le passage à un format deux fois plus petit implique un nombre de pages plus important : 32 la semaine et 48 le week-end, contre une vingtaine précédemment. Pas de quoi s'alarmer quant aux capacités informatives du canard, en apparence. Sauf que, symboliquement, enterrer le grand format signifie occuper physiquement moins d'espace en kiosques, dans la rue, dans la vie publique. Funeste présage pour une espèce en voie d'extinction ? Ce mercredi, le quotidien québécois la Presse annonçait, comme en écho, qu'à compter de janvier 2016, il ne paraîtrait plus qu'en édition numérique, sauf le weekend. Mais comme la plupart des quotidiens français, l'Equipe n'en est pas encore là.
Le journal sportif ne saute le pas que maintenant, mais, selon Pierre Callewaert, l'un des rédacteurs en chef, «le projet de réduction de format existe depuis 2003, mais depuis deux ou trois ans que les ventes se cassent la gueule, ça fait de plus en plus partie des solutions envisagées». Car il s'agit bien d'une tentative d'enrayer la baisse des ventes de l'Equipe (-10% à 220 000 exemplaires en 2014), même si, ce mercredi, le directeur général du journal, Cyril Linette, et le directeur de la rédaction, Jérôme Cazadieu, insistaient en conférence de presse sur le fait que l'arrivée du tabloïd était surtout motivé par un changement d'ordre éditorial, «sur le fond».
«Enrobage», juge Patrick Eveno. Au siège du quotidien sportif, on avoue à demi-mot que le changement de format (n')est en effet (qu')un levier cosmétique sans grand-chose derrière. C'est une «cartouche à jouer», un «moyen de montrer que l'entreprise est en mouvement» ou encore un «atout de communication» en soi. Mais il est difficile de nier que les imposantes unes du journal n'avaient plus de raison d'être. Elles ont pourtant longtemps constitué un véritable argument en défaveur du tabloïd, à la fois pour les lecteurs et pour les journalistes. «Dans les années 80, les gamins les affichaient aux murs de leur chambre, sauf que depuis Google images, ils peuvent trouver 250 photos de leur joueur préféré sur Internet», résume Patrick Eveno.
Raison de plus pour expliquer que «le grand journal est mort». Un jeune salarié de l'Equipe confiait que voir ces unes disparaître, justement, faisait un «pincement au cœur» à beaucoup de journalistes de la rédaction. Et les lecteurs ? «En trois semaines, c'est oublié», parie Pierre Callewaert. En juin, le test d'un numéro de l'Equipe version tabloïd, vendu une journée, avait été un succès. «Les gens qui affichent leur nostalgie, c'est bidon. Les mêmes n'iront pas en kiosque acheter le journal», renchérit Patrick Eveno. Et de prendre l'exemple de cette kiosquière parisienne qui a fermé boutique voilà quelques semaines, et pour laquelle les internautes se sont émus, a posteriori.
«So vintage»
Si l'on s'en tient à l'objet journal, en revanche, le directeur artistique Yorgo Tloupas, qui a travaillé sur la récente nouvelle formule de Libération, souligne que si la question des formats est «désuette», le papier, lui, est redevenu tendance. So vintage «pour son côté authentique». «C'est le même phénomène qu'avec le vinyle.» Le papier journal n'aurait ainsi plus d'intérêt en tant que «support pour la transmission de l'information quotidienne», mais deviendrait un objet branché, ou un moyen de communiquer. «Le site newspaperclub propose, par exemple, à n'importe qui de faire imprimer ce qu'il veut sous forme de journal», indique Tloupas. Un bon moyen de faire la promotion d'un événement ou d'une marque.
Mais les espaces publicitaires à l’intérieur des journaux, eux, ne se vendent plus si bien.
«Niveau pub, le début d’année 2015 a été difficile»
, accorde un journaliste de
l’Equipe
qui connaît bien la maison. Cyril Linette
(ici, pendant la conférence de lancement du tabloïd, photo Julien Pebrel. MYOP)
affime de son côté que malgré le changement de format, le prix de la publicité reste stable pour l’instant. Dans la presse, la réduction du format a parfois pour conséquence une baisse des recettes publicitaires. Les encarts présents sur les versions numériques des journaux papier rapportent quant à eux toujours beaucoup moins que ceux sur le print. Dommage pour
l’Equipe,
dont le site internet fonctionne très bien. Plus de six millions de visiteurs uniques en juin 2015. Si le pas du tabloïd n’a pas été franchi plus tôt chez eux, c’est d’ailleurs parce que, ces dernières années, l’enjeu principal était évidemment le virage du numérique, opéré avec succès par Jérôme Cazadieu, notamment.
Opération défensive
En 2008, pourtant, le quotidien n'est pas passé loin du petit format. «On commençait à entrer dans une période difficile à cause du papier», se souvient un journaliste qui travaille dans le groupe depuis longtemps. Et c'est à ce moment précis que Michel Moulin tente de lancer son «10 Sport» petit format pour concurrencer et ringardiser l'Equipe grand format. Raté. L'offensive est tuée dans l'œuf par le groupe Amaury avec Aujourd'hui Sport, un tabloïd spécialement créé pour l'occasion et dont le lancement est confié...au Parisien et dont la parution sera suspendue quelques mois plus tard après avoir rempli sa mission : tuer le «10». Aujourd'hui, le passage au tabloïd de l'Equipe s'apparente donc à une nouvelle opération défensive.
L’idée a ressurgit en 2013-2014, alors que le titre est rattrapé par la dégringolade de plus en plus inquiétante de ses chiffres de vente. L’Equipe s’écoule à un peu moins de 220 000 exemplaires par jour à l’heure actuelle, selon Diffusion Contrôle. Quasiment 150 000 de moins qu’il y a dix ans. Le journal sportif a longtemps mieux résisté que ses congénères généralistes, mais la chute est désormais sérieusement amorcée. Le recours au tabloïd en est un aveu. Sur le plan financier, l’entreprise est déficitaire depuis 2011. Cette année-là, pour le pôle presse, les pertes s’élevaient à 2,7 millions d’euros pour un chiffre d’affaires de 191 millions. Obligé d’envoyer des signaux positifs, Cyril Linette assurait mercredi devant la presse qu’à la fin 2015, le journal aurait quasiment atteint l’équilibre.
Mais malgré le changement de format, les coûts de production vont rester sensiblement les mêmes. Pas besoin de changer de rotatives : passer du broadsheet au tabloïd n'est qu'une question de pliage supplémentaire. Le directeur général espère une augmentation des ventes de 5 à 10% d'ici la fin de l'année, mais au sein de la rédaction, l'ojectif laisse un peu perplexe. «On se demande si ça changera quelque chose quant au devenir du papier.» Ironiquement, l'un des arguments en faveur du tabloïd est que le format est plus facile à lire… sur tablette.