La pression était trop forte. Pris dans la tourmente du «Dieselgate» et alors que la justice allemande a ouvert une enquête préliminaire sur le scandale des moteurs truqués, le patron de Volkswagen, Martin Winterkorn, 68 ans et depuis huit ans à la tête d'un groupe devenu au premier semestre le constructeur mondial numéro 1 devant Toyota, a finalement démissionné mercredi. S'il affirme ne s'être rendu coupable «d'aucun manquement», cet ingénieur jusqu'ici considéré comme l'un des plus brillants managers de l'histoire de «VW» dit «prendre la responsabilité» du scandale et remet sa démission pour permettre à Volkswagen «un nouveau départ». «Les événements de ces derniers jours m'ont choqué, a-t-il poursuivi. Par-dessus tout, je suis abasourdi que des écarts de conduite d'une telle ampleur aient été possibles au sein du groupe Volkswagen.»
Son successeur devrait être connu vendredi lors de la réunion d'un conseil de surveillance ordinaire programmé de longue date et qui, selon toute vraisemblance, aurait prolongé son contrat jusqu'en 2018. Selon la presse allemande, l'actuel PDG de Porsche, Matthias Müller, 62 ans, est bien placé pour lui succéder. A moins qu'une solution interne ne soit privilégiée avec Herbert Diess, un ancien de BMW, devenu le patron de la marque Volkswagen le 1er juillet.
Jamais sans doute le très tatillon Martin Winterkorn, réputé pour connaître «jusque dans ses moindres boulons» un groupe qui a doublé de taille depuis son arrivée en 2007, n'aurait pu imaginer sortie aussi cauchemardesque. Patron le mieux payé d'Allemagne, aussi peu charismatique que piètre orateur, le «Pr Dr Martin Winterkorn», son titre officiel chez Volkswagen, s'était taillé une réputation de rigueur sans failles et était notamment réputé pour ses coups de gueule légendaires.
«Mr Qualität»
Celui qui n'hésitait pas à se mettre à quatre pattes au milieu de souliers impeccablement cirés pour jeter un œil sous une berline en plein salon de Francfort y avait par exemple fait remarquer en public à ses ingénieurs que la petite Hyundai i30 coréenne, concurrente directe de la Golf, ne fait «pas un bruit de métal» lorsque l'on claque sa portière. «BMW n'y arrive pas, nous n'y arrivons pas… Pourquoi eux ?» La vidéo de cette sortie mémorable de «Wiko», comme on l'appelle en interne, est devenue depuis un hit sur YouTube. La presse allemande l'avait surnommé «Mr Qualität», en référence à son goût obsessionnel du détail. Sa passion pour la technique était très redoutée en interne, où plus d'un ingénieur s'est ridiculisé en ne sachant répondre à l'une de ses questions. Martin Winterkorn était aussi capable de colères homériques. Les contrôleurs de la douane doivent encore s'en souvenir, lorsqu'à l'occasion d'un voyage en Inde, son bagage est passé cinq fois à la loupe. «Je connais chacune de nos voitures, se plaisait-il à dire. La base d'une bonne gestion réside dans une connaissance technique avérée.» Une affirmation qui, depuis la révélation d'un scandale aux répercussions devenues planétaires, s'est retournée contre lui.
Né en 1947 près de Stuttgart, le fief de Daimler, Martin Winterkorn est fils d’ouvrier, sa mère femme au foyer. Il suit de prestigieuses études, couronnées par un doctorat en physique des métaux au prestigieux Institut Max-Planck. Toute sa vie, il l’a passée dans l’automobile : il débute en 1977 chez l’équipementier Robert Bosch, avant d’entrer chez Audi en 1981, comme assistant à la direction de la «qualité». Il s’y fait vite repérer par Ferdinand Piëch, héritier de la famille Porsche et petit-fils du créateur de la mythique Coccinelle, Ferdinand Porsche. La carrière de Wiko sera indissociable de celle du «Vieux» (Piëch), qui l’amène avec lui à Wolfsburg, chez VW, lorsqu’il devient patron du groupe en 1993. Un duo ultrarodé, Piëch se chargeant de la stratégie tandis que Wiko veille sur le produit. Nommé responsable du contrôle qualité de Volkswagen, un poste clé, il gravit rapidement les échelons et prend la tête de la «recherche et développement» pour l’ensemble du groupe avant d’atterrir à la présidence du conseil d’administration d’Audi, la marque haut de gamme du groupe.
Wiko aura ainsi la chance de n’être impliqué dans aucun des scandales qui ont alors entaché le groupe automobile, qu’il s’agisse de l’affaire Lopez d’espionnage industriel au début des années 90 ou de celle des parties fines du comité d’entreprise en 2005. Et pour cause, le polar Winterkorn est alors à des centaines de kilomètres de l’état-major de Wolfsburg, chez Audi, en Bavière.
Autoritaire
En 2007, c’est la consécration avec le retour au siège, comme président du directoire de VW, sous le contrôle de Ferdinand Piëch devenu, entre-temps, président du conseil de surveillance, l’organe de contrôle du groupe. Martin Winterkorn y sera le maître d’œuvre d’une croissance exponentielle pour un groupe passant du statut de leader européen à géant du secteur automobile. De 5,7 millions en 2006, la production de véhicules est passée à plus de 10 millions aujourd’hui ; le chiffre d’affaires, lui, a crû de 104 milliards à 202 milliards d’euros et le nombre de salariés est passé de 330 000 à 600 000. Quant au nombre d’usines, le groupe en compte 119 actuellement, au lieu de 48 en 2006. Un colosse à douze marques contre huit lorsque Wiko a pris les reines de VW. Un véhicule sur huit produits dans le monde en 2015 est estampillé Volkswagen.
En dehors de l'automobile, on ne lui connaît aucune autre passion que le football. Pour rien au monde, il ne raterait un match de Wolfsburg, le club de première division grassement sponsorisé par VW, à propos duquel on a appris mercredi par la voix de son manager Klaus Allofs qu'il ne subirait «pas d'impact immédiat» du fait de la crise. Longtemps au zénith, l'étoile de Martin Winterkorn avait curieusement commencé à décliner en avril. A la surprise générale, le patriarche Ferdinand Piëch avait alors déclaré «avoir pris ses distances» avec celui qui était jusqu'alors perçu comme son protégé et successeur naturel. Aujourd'hui encore, on spécule en Allemagne sur les raisons de cette disgrâce. Il s'en était suivi une guerre des chefs très dommageable - déjà - au cours en Bourse de l'entreprise. Mais l'autrefois tout-puissant Ferdinand Piëch avait finalement perdu son duel et dû céder son poste à son ex-dauphin appuyé par l'ensemble du conseil de surveillance. Les trois pôles du pouvoir chez VW (la famille Porsche, le Land de Basse-Saxe, actionnaire à hauteur de 20 %, et le comité d'entreprise, associé à toute décision stratégique conformément au principe de la cogestion) lui accordèrent alors leur confiance. Car Wiko était très apprécié en interne, notamment des ouvriers. Le puissant syndicat IG Metall et les représentants des salariés ne virent rien à redire non plus à son salaire (16 millions d'euros l'an passé), le plus élevé du pays. Ni à son style de gouvernance autoritaire, voire autoritariste. Plus rien ne semblait alors menacer Winterkorn, dont le dessein était alors de quitter la scène en beauté en 2018, à 71 ans, couronné des succès de VW.
Le bras de fer avec Piëch a pourtant égratigné l’image de Winterkorn et, au-delà, celle du groupe. L’opinion découvrait soudain l’envers des succès de VW : trop grande dépendance envers le marché chinois, faiblesse structurelle aux Etats-Unis, retards pris dans le domaine de la voiture électrique et de l’automobile propre. Les structures du groupe commençaient à être remises en cause. Volkswagen, avec ses 119 usines à travers le monde, et sa structure très centralisée, était-elle encore dirigeable ?
«Pression interne»
«Les procédures en interne sont devenues extrêmement complexes», explique un cadre du groupe. Le quotidien Süddeutsche Zeitung dénonce aujourd'hui le fonctionnement du constructeur : «VW est dirigé depuis Wolfsburg de façon centralisée, les doutes et les contradictions sont indésirables. La pression interne de produire toujours plus est si forte que les règles environnementales sont sciemment contournées.» Volkswagen, ajoute le titre, est «géré comme une entreprise familiale», contrôlé par une poignée de managers et de syndicalistes, sans contrôle indépendant et critique. Au-delà du nom du successeur de Martin Winterkorn, c'est la structure de gouvernance de ce géant de l'automobile ébranlé jusque dans ses fondements qui est désormais sur la sellette.